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Passer des phénomènes aux faits?

 

 

 

Passer des phénomènes aux faits. (Projet d’écriture)

 

 

 Prolégomènes : «de, je me censure à, je me sens sûr[1] ».

« C’est un fait », dit-on, dans une conversation dont le sujet porte en général sur un constat énoncé par un locuteur sûr de lui et de ce qu’il sait ou croit savoir, de ce qu’il a vu ou entendu. La relation de la situation indiquée, ou incriminée est ainsi portée à la connaissance de l’interlocuteur comme ayant une valeur d’authenticité, de véracité. On ne discutera pas ce type d’assertion, qui amène avec elle, assurance et détermination. L’énoncé sera d’ailleurs repris et reproduit, plus ou moins bien copié, et collé à d’autres oreilles, d’autres attentions. Il se peut même qu’une rumeur se construise, libre de son extension et progressivement distante de ce qui a été émis au départ du mouvement, jusqu’à l’imaginaire de l’invention. Or plus le "fait" devenant rumeur perd en intérêt et plus il gagne en public. Phénomène bien connu des éléments situationnels redistribués et des vécus rapportés.

Il est demandé aux journaux de vérifier leurs sources, bien sûr, mais ces sources sont souvent des ressources, dont l’utilisation qui en est faite et leur caractère auto-suffisant les empêchent bien souvent de se conformer au réel, puisqu’il les dirige plutôt vers un rapport à l’audience, à l’auditoire, au poids des ventes et au nombre des tirages. Haro sur le sensationnel ! Il est même de mise aujourd’hui, pour nombre d’esprits chagrins, hargneux ou déçus, d’en référer à des avancées singulières qui décrivent certains contextes comme relevant de manipulations osées et de complots majeurs, destinés à conduire le monde au suicide ou à la déchéance, de l’agénésie à la déstabilisation. D’autres préserveront le peu qu’il leur reste de conscience d’être, dans une confiance aveugle à ce qui peut apparaître à certains égards, comme une escroquerie intellectuelle première de cette époque, l’I.A. . L’intelligence artificielle, progrès technique incontestable et attirant, est en réalité une atterrante et ubuesque malversation épistémologique. Elle n’est en effet qu’un recueil, complexe et techniquement très abouti sans doute, d’informations collationnées et redistribuées. Subjuguant les enthousiasmes[2], elle entraine dans le même temps les démissions réflexives et se rit des intelligences et des questionnements.

« C’est un fait » : Pour asseoir une telle affirmation, il faut donc que les facultés sensitives et sensibles aient été mises à contribution, que les sens en action aient pu distinguer du net et du précis, de l’intéressant et de l’accessible, à travers le flou, la buée ou le nuage. Que ce qui a été révélé ait permis au rat-porteur de se brancher sur le simple et le transmissible à partir de l’équivoque ou du clair-obscur, puis en l’ignorant. Pas de mise en accusation ou en question de cette discrimination dépolluante et de ce tri obligé, actés à travers le fatras indigeste d’un réel dont la complexité se laisse étouffer par LA réalité qui le parodie, tout en le niant et le dégradant. Mais que peuvent retenir la vision ou l’ouïe, le senti ou le ressenti, sans que les émotions s’en mêlent ? (S’emmêlent ?) Première question qui en appellera d’autres, comme celles s’intéressant aux capacités disponibles pour accéder aux phénomènes, « es-tu sûr d’avoir bien vu, ou entendu ? es-tu certain d’avoir compris, et bien retenu ? » Comme d’autres encore, qui interpellent la distance apparente entre le bien entendu et le malentendu. Comme d’autres enfin, qui soumettent la mémoire des situations à l’emprise émotionnelle qui l’informe et la limite, ou la dirige.  En effet, ce qui est rapporté appartient au passé, même proche, et on travaille de plus en plus sur l’aujourd’hui de l’homme, et le factuel. Ce passé n’étant plus là pour dire « présent », il ne peut être repris qu’à travers des traces, qu’il aura fortes ou faibles, compactes ou légères, bien imprimées dans les mémoires ou pleines de trous, de doutes et d’incertitudes.

Des sens et décence ?

Qu’importe, il faut, dit-on, s’accrocher d’abord aux évidences et éliminer les reprises et les retours sur image, les attitudes liées au respect[3]. Ne pas se fier aux éléments susceptibles de compliquer les choses, de fragiliser les assurances et les convictions, les croyances, en somme. Cela ne nous avance guère, tout du moins dans la direction du « fait ». Ce qui vient d’être écrit plus haut oriente davantage vers le « phénomène », c’est-à-dire l’apparition de quelque chose, une situation, un évènement, un accident… qui se met à disposition de qui peut et veut le voir, l’entendre ou le sentir, le goûter ou le ressentir. Puis qui se meurt comme il a vécu, ou plutôt comme la perception qu’on en a eu l’a fait vivre et n’a pu l’empêcher, son espace-temps révolu, ou résolu, de disparaître. Quant aux diversités terminologiques, elles sont là, qui en spécifient les qualités notionnelles et conceptuelles : phénomène ou Épiphanie, apparition ou épiphénomène, phénoménologie, jusqu’à figure ou symbole, icone, indice ou image. Ces termes participent tous de la même acception et vont tous dans le même sens, celui de la légèreté d’une interprétation qui ne peut se prêter qu’à peu d’analyse en sérénité. L’immobilité statuaire est ici moquée au profit de la mobilité, du flux et du mouvement. Tout passe, tout coule, disaient les présocratiques,[4] dans l’imperfection et l’inatteignable, le partiel et la finitude, dans l’impromptu et le partial. Saisir le fait présent, représenté, est alors, comme il vient de l’être écrit, affaire de complexité. Celle liée à la déconstruction et celle liée à la distanciation.

Á l’opposé de ce premier argumentaire, on pourrait aller jusqu’à penser…que les sens, étant d’abord récepteurs et vecteurs des informations, ont une utilité telle que sans eux, rien de ce qui ex-siste ne peut arriver jusqu’à l’être vivant. Et que ces sens (éros), sans produire de facto un sens défini (logos), permettent aux intelligences de construire et réfléchir à un sens (odos/muthos) susceptible d’orienter toute pensée et toute activité humaine. Le fait ne serait alors qu’agent post-opératoire et mise en réserve d’une éventuelle reprise analysante ou anabolisante. En outre, situé au bout de l’approche réflexive et déconstructive, il ne devrait sa permanence qu’à une synthèse récupératrice et régénératrice, suffisamment élaborée pour le renvoyer dans les eaux claires de la posture scientifique. Le processus apparait donc comme relevant de la simplicité ou +tôt de la simplexité (Alain Berthoz[5]), et l’accès au fait, comme possible et seulement dépendant d’une méthodologie classique et vertébrée. Foin des frilosités, émergentes aujourd’hui et fondées sur un hier peu encourageant, qui cantonnent la pragmatique et la pratique de la vie à une série de reproductions sans imagination, et la théorie, à une divagation sans ancrage dans les arcanes du réel.

Être en vie, avoir envie ?

Une question peut alors se poser, qui arrive à temps pour déstabiliser l’une et l’autre de ces deux apostilles :

L’homme naît -il avec ce qu’il lui faut de connaissance et d’intelligence pour affronter ou se placer dans le vent de tous les impedimenta existentiels et les alimente-t-il toute sa vie en progression, caducité et complexité, ou peut-il naître in-nocent et se construire au fur et à mesure de ses rencontres et de son vécu ? Il y a là deux options. La première s’accorde et entre en concordance avec les deux principe longtemps opposés et maintenant réunis en conjugaison et complémentarité, l’Inné et l’Acquis. La seconde tourne son désir d’utopie et d’infinitude vers une autre et plus récente approche, l’Autopoïèse[6]. Troisième élément d’une triade en comportant deux autres, anamnèse (retour à ce « je » du début) et metanoia (pardon que l’on s’accorde, sans commisération, plainte ou punition), l’autopoïèse n’est pas une dynamique de tout repos. Ni fleuve tranquille, ni sérénité lunaire, il s’agit d’un processus dont certains ou beaucoup refusent la mise en chantier. Des blocages existent, en effet, qui nient la responsabilité intrinsèque de chaque individu, pour la vouloir extrinsèque, dépendante et liée à la naissance, aux impondérables de l’existence et à la chance ou aux accidents. Les contextes d’origine auxquels se réfèrent les deux postures, d’aucuns les nomment choix ou libre arbitre, d’autres, destin ou destinée. Ils sont regardés, d’ici et d’ailleurs, comme étant eux-mêmes dispensateurs de bien-être ou de malaises. Dans le deuxième cas de figure, quand sonne le glas de l’envie de vie, trois absences : pas d’anamnèse permettant de se retrouver et s’identifier. Pas de metanoia permettant le grand pont entre passé déçu ou vaincu, erreurs et remords, et la suite de l’aventure au quotidien. Pas d’autopoïèse autorisant l’auto-construction d’une identité individuelle et sociale, sans façade et sans leurres, mais dans la découverte progressive du « je », être de faire et de penser, puis du nous, êtres de réciprocité et d’intelligences.

Il y aurait donc là, rupture et non raccordement. Cette rupture provient d’abord de la mémoire indocile qui refuse d’y aller (re)voir, en reprise des éléments constitutifs d’une fabrication personnelle, avant, juste au début, quand tout a commencé. Rupture provoquée aussi par le refus du pardon, en retour sur les failles et les faiblesses, les manques et l’inassouvi. Rupture enfin dans la posture défensive de celle ou celui qui ne veut pas bouger, préfère l’immobilité sécure à la prise de risque, et auquel n’apparaissent comme utiles que les acquis assurés et rassurants d’un statut ou d’une stature dont les évolutions et les changements l’indiffèrent.  Autre difficulté, le rôle des émotions qui prennent leur part du quotidien et font barrage ou s’opposent au désir d’accéder aux faits, ou plutôt, qui induisent une recherche de faits qui puissent correspondre à des présupposés, des opinons déjà postulées, une pensée préfabriquée. La course aux informations par exemple, sur les médias disponibles, se fera dans un certain sens (logos), celui qui correspondra à la vérification et à la solidification de prédispositions, ou prémonitions, pour les renforcer et les raffermir. Cet en-soi et ce déjà-là seront ainsi alimentés par une plus-value souvent simpliste, mais autorisée. C’est ainsi que sortiront de la consultation, toutes gaies et sereines, des représentations qui n’attendaient que l’appel à l’entre-soi, voire à la pensée moétique, pour se dire et s’affirmer.

Lire et lier

Ceci montre à l’envi que les faits sont là, qui échappent, et reculent sans se laisser facilement attraper. Sont-ils alors si difficiles à maîtriser qu’il faille une dose de folie pour se convaincre que demain est un autre jour et qu’il n’est question que de patience et d’apprivoisement ? Ou restent-ils accrochés aux branches de l’arbre de la connaissance que seule l’échelle de la virtus et de la sapientia pourrait atteindre ? Les faits sont pourtant là, avant que l’homme, ou l’être vivant n’imprime sa marque sur leur contexte d’apparition et sur eux aussi. Avant que d’être vus, et cernés, ils emplissent l’atmosphère d’une présence active qui change et parfois bouleverse l’état des lieux, l’état des choses, ou qui va simplement les définir comme tels, comme vivants. L’étymologie est maîtresse historique du sens, elle nous indique le terme "fait" comme issu d’un participe passé latin, "factum" hoc factum est : ceci est fait, passons à autre chose… fait, donc accompli, terminé, réalisé, acte ou chose[7], entreprise ou modification, etc. C’est la référence à un passé, ce qui a été exécuté ou achevé, et ceci nous emmène vers le processus et le changement.

Pour résumer ce début d’approximation, si le fait échappe à l’entendement et à la perception réfléchie, raisonnée, à la compréhension enfin, c’est sans doute parce que cet exercice intellectuel et sensible, consistant à s’en approcher pour mieux le saisir, ne se contente souvent que d’une interprétation allant dans le sens prévu, ou désiré, ou attendu par celle ou celui qui se charge de lui, et de l’exposer. Il est alors, cet exercice, une tentative de le définir en s’en rapprochant, en s’en enrichissant. Grâce à lui, je m’affirme comme être vivant parce qu’il montre et démontre, au-delà de ses quelques aspérités vite gommées ou oubliées, qu’il me ressemble et me confirme. Au-delà de cette première réussite, je m’affirme comme être d’intelligence puisque je le déplie de son chiffonnage[8] et le rends visible et appréhensible.  C’est peut-être à contrario parce que le fait exprime, explique ou explicite un étant (dasein[9]), une réalisation affichée comme révolue et venue d’ailleurs ou en proximité, sur lequel ou laquelle aucune influence ou pression ne peut plus s’exercer pour une modification ou une évolution. C’est un fait, et je n’y peux rien changer. Alors le volontarisme vaniteux[10], individuel ou collectif prend la mesure de son impéritie et de son incapacité à agir sur, se détermine et se décide à le transformer en le transmettant, en le distribuant à d’autres curiosités, d’autres imaginations qui seront autant de faiseuses de buée.

                                                                                   Henri Vieille-Grosjean, hiver 2025



[1] Daniel Roy, écrivain et poète québécois.

[2] Faut-il y voir un écho lointain des « lumières » ou des positivistes et d’Auguste Comte ?

[3] De re-spectus : se retourner, regarder derrière soi.

[4] Panta rei., Πάντα ῥεῖ : aphorisme attribué à Héraclite et repris par son disciple Cratile.

[5] Nous sortons d'un siècle dominé par le verbe et la norme où a triomphé l'esprit de géométrie contre l'esprit de finesse et qui a oublié, au profit d'une raison désincarnée, ce que j'appelle l'homme sensible, la richesse de l’« écoumène », le rôle de l'émotion. J'ai suggéré des pistes pour reconstruire notre identité mise à mal par l'extraordinaire complexité du monde, notre écartèlement entre le local et le global, l'accélération du temps vécu. Tout cela en remettant au centre la notion d'acte.

[6] Notion mise au jour par H. R. Maturana, F. J. Varela dans les années 60. CF. Autopoiesis and Cognition, D. Reidel Publishing Company, 1980, p. 78-79.

[7] Cf Edmund Husserl, 1964 : « Auf die “Sachen selbst” zuruckgehen »:  retourner aux choses mêmes. Phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris : PUF. 1964.

[8] Michel Serres, 1992, Le tiers-Instruit, Paris : Folio-essais.

[9]Martin Heidegger, 1949, Sein und Zeit, Tubingen: Niemeyer.

[10] Vanitas vanitatum et omnia vanitas, (Vanité des vanités, et tout est vanité) Ecclésisate I, 2.  traduction du grec : mataiotês mataiotêtôn, kai panta mataiotês.cf hébreu : hèbel : haleine ou buée.

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