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De l’informel en éducation: le champ des possibles


De l’informel en éducation : le champ des possibles




Introduction



Il est souvent porté à la réflexion des acteurs de l’éducation un phénomène dont la complexité et l’importance des questions qu’il soulève, nécessite de le bien comprendre, et analyser : l’école s’entoure aujourd’hui de personnels très qualifiés, et de moyens technologiques et instrumentaux très performants, censés favoriser les apprentissages et les transmissions. Il semblerait qu’ainsi puissent être résolues les questions de didactique et de pédagogie, et que les réponses apportées aux nécessités de l’instruction et de l’éducation puissent enfin être garantes de réussite et d’efficacité. A contrario, les dispositifs spécifiques entourant les « élèves inadaptés » ou en échec se diversifient sans réussir à renverser une tendance qui met l’école devant son incapacité à répondre aux présences et aux demandes d’un public dont elle ne peut accompagner toutes les attentes et tous les besoins. Certaines solutions adoptées pour « faire face » n’offrent peut-être pas toutes les garanties de  la congruence, et ne font souvent que traduire autrement mais sans les résoudre, les difficultés réciproques et tenaces des différentes personnes concernées, élèves, enseignants et parents.

Dans cet article, sont questionnées certaines pratiques de scolarisation, coutumières d’un formalisme respectueux des codifications institutionnelles. A partir de références contextuelles et notionnelles, un regard critique est posé sur l’université, qui évalue la présence ou l’absence de l’informel dans les prestations se réclamant de la pédagogie.  



Références théoriques



Pour Émile Durkheim, l’éducation, dans ses tendances et ses variations participe aux histoires et aux géographies de toutes les sociétés (Durkheim, 1966). Ainsi l’éducation renvoie à un phénomène social et sociétal, tributaire d’une formalisation (temps et lieu spécifiques, organisation des transmis et des acquis, progressions et évaluations…), et adossé aux initiatives, aux spécificités et aux ambitions des acteurs. Fonction reproductrice et projet mobilisateur fondé sur la mémoire collective et les responsabilités à partager, l’éducation est toujours inscrite dans un espace relationnel, plus ou moins familial ou socialisé, et relève de pratiques et d’organisations conditionnées par une relation asymétrique avantageant l’antériorité : l’enseignement et la qualification reposent sur le monde adulte, lequel se pose en modèle face à une population plus jeune qui apprend et reproduit (Vieille-Grosjean 2009).

Ce phénomène « éducation » a pris une importance grandissante, jusqu’à marquer toute avancée dans la société. En outre, les relations qui s’établissent entre les individus ou les groupes, et qui se définissent comme relevant d’un processus « éducatif » sont interpellées sur leur capacité à être « pédagogiques », que les individus considèrent l’éducation comme un bien commun ou qu’ils la revendiquent en tant que service rendu. Chez les premiers, la qualité « pédagogique » de la relation doit permettre que les contenus et les échanges, transmission et réception, puissent se faire dans de bonnes conditions pour les deux interlocuteurs, et chez les « consommateurs d’école » (Ballion 1982), au moins pour l’un d’entre eux, l’apprenant. La question pédagogique, transformée par la gestion bureaucratique du bien public en celle de l’efficacité et du contrôle-qualité du service (Heller 2015), est donc centrale aujourd’hui et participe de multiples pratiques, dont certaines sont intégrées dans des dispositifs, école pour enfants ou formation pour adultes, et d’autres, dites alternatives, moins formalisées et moins intégrées dans les attendus du sens commun. Ces dynamiques, inscrites dans les formes diversifiées et informelles de l’éducation,  questionnent les modes et appareillages scolaires occupant les lieux plus formels de l’instruction.

La présente analyse se concentre sur deux aspects à travers lesquels les didactiques et les apprentissages sont identifiés, espaces occupés et logiques intentionnelles et performatives, en les regardant à travers les caractéristiques qui les font apparaître plutôt comme formels, ou se rapprochant plutôt de l’informel. Ces deux critères d’identification devraient permettre d’étayer le champ de la compréhension de ce qui est un enjeu majeur de « l’entreprise éducative » (« entreprise » étant référée ici à son étymologie).



Approche terminologique



D’usage beaucoup plus récent que son antonyme, le terme « informel » se retrouve dans différents champs : celui de l’éducation dans les pays du sud, pour qualifier les formes d’apprentissage qui se démarquent de la forme occidentale (Bézille, 2008), celui de la psychologie interculturelle qui s’empare de la distinction entre éducation formelle et informelle (Licata et Heine, 2012), et celui de la formation d’adultes qui envisage l’apprentissage informel par l’expérience, la coopération et l’autodidaxie (Brougère et Bézille, 2007). Depuis les travaux fondateurs de Guy Vincent (1980) qui  questionnent l’efficacité de la forme scolaro-centrée (Vincent, 1994), cette notion recouvre un éventail de significations. Si une tentative de définition serait vaine au regard de la variété de ses emplois, il est néanmoins utile de préciser l’usage qui en est fait ici. L’adjectif « informel » qualifie d’abord « ce qui n’est pas soumis à des règles strictes, officielles » (Rey, op. cit, p. 1832), qui n’obéit pas au formalisme. Le terme « informel », entendu ici dans son acception large de « hors la loi »,  qualifie une activité éducative qui ne se dit pas comme telle et qui est située hors des lieux communs, temps didactique, action dirigée par un maître, intention d’apprentissage/ de formation délibérée et qualifiante. Il côtoie l’autodidaxie, l’expérience, l’imprévu, la spontanéité et la créativité, l’absence de règles précises, jusqu’aux expériences quotidiennes indépendantes ou sans effet cumulatif, inclassables et parfois désordonnées. Pour résumer  à l’aide d’un éclairage métaphorique, les approches définitoires rendent évidentes l’appartenance du « formel » à chronos, temps régulé et domestiqué par l’homo faber et economicus, et celle de « l’informel », à kairos, temps unique, événementiel, de la poétique, de la surprise et du frisson.



Approche conceptuelle



Formalisme scolaire et instruction

L’école publique ou privée, inscrit ses logiques de fonctionnement et ses régulations évaluatives et prospectives dans des formes spatio-temporelles formelles, dans un cadre institutionnel et par des dispositifs[1]. Elle n’a pas échappé à « la transformation de la nature et des modalités de la quantification de l’action publique » (Ogien, 2010, p. 24) : les activités scolaires ont été progressivement assujetties à l’évaluation et au contrôle de leur efficacité, par la mesure du résultat ; glissement qui tient à l’introduction du souci de la performance dans l’action publique, qui caractérise entre autre la politique de « gouvernance au résultat » et justifie d’insuffler une « culture du résultat » dans la sphère publique sur le modèle des règles régissant la sphère privée (Ibid., p. 23-24).

Un des signes majeurs et à la fois très simple de la conquête de l’école par le cadre formel, est le grand bénéfice qu’elle fait de l’invention des chiffres ordinaux ! Ceci s’opère schématiquement en deux dimensions :

- Classement des individus dans des « ordonnées » qui parcourent l’histoire scolaire dans les formes les plus épurées de l’alignement par niveau, selon des référentiels et à travers une notation qui se donne à voir et à penser comme une mesure équitable des talents et des mérites. Classement qui fait fi le plus souvent de la complexité des postures et des aspirations, en se réfugiant derrière l’impossible traduction des trajectoires personnelles, investissements et contextes, et de la nécessaire neutralité formelle et déontologique.

- Ordonnancement systématique dans l’importance attachée à un autre formalisme, celui du classement sur l’abscisse hebdomadaire, mensuel ou annuel, de la promotion, de la classe, par la réponse donnée aux résultats tangibles et observables des « apprentissages ».

La conjugaison de ces deux axes orientés et perpendiculaires rend compte de la santé scolaire de l’élève, qualités et  faiblesses sont attribuées  en fonction de ce positionnement géométrique. Où est passé l’enfant ? Le procédé se couvre des parures de la véracité, de la neutralité et de l’incontestabilité (trois propriétés attribuées aux chiffres, selon Ogien, op. cit., p.22), ceci aboutissant à une sélection qui s’opère par l’évaluation, souvent sommative, qui juge, discrimine, c’est-à-dire range et organise, récompense ou condamne. Ce n’est pas un faible mérite de la psychologie que de nous avoir appris que l’accès à l’identité passe par la reconnaissance de/par l’autre. Cet autre qui fait face à l’élève est enseignant. Or cet enseignant fait signe (insignare) et engage sa parole, devant d’aphones alumni (A-lumen > alumni : non éclairés, dans l’obscurité). En position de domination, il peut faire et défaire des histoires qui ne se construiront parfois uniquement dans la dépendance à une déqualification précoce, et souvent définitive. Seuls ceux dont le caractère et les éléments de vie extérieurs à l’école leur permettent de résister, peuvent échapper à cet ordonnancement ordinaire et dé-mobilisant.



Enseignement et mystagogie

Il y a deux façons de faire signe. La première réfère le signe à un contenu, des étapes à franchir et des attendus, et propose du « prêt à apprendre », puis évalue ce qui a été conservé pour être reproduit. L’enseignement progresse en suivant référentiels, programmes et évaluations, tout en étant soumis aux règles d’examens, de réussite et de qualification, garantes de la   compétence de l’enseignant. Ce procédé s’apparente à la mystagogie. La mystagogie,  intention didactique qui cherche à conduire progressivement les élèves dans les arcanes du savoir, en étapes successives, marquées par des rituels d’intronisation et de qualification. La découverte par le myste (élève) est subordonnée à l’application disciplinée de consignes, seuls moyens de pénétrer les espaces inconnus des connaissances à acquérir pour être admis comme initié.

Dans l’Antiquité, et jusque dans la chrétienté des premiers siècles, la mystagogie relevait d’un processus d’initiation introduisant aux mystères, dont le secret était progressivement dévoilé à de jeunes néophytes, devenus des initiés, en gravissant les échelons vers la connaissance. Cette didactique pratiquée par les adeptes de certaines sectes, en méditerranée, Grèce en particulier (Eleusis), était destinée « aux gens naturellement capables de se laisser conduire » qui se distinguaient des ignorants (St-Germain 2006, p. 313). Cette population choisie se donnait pour ambition d’avancer dans les mystères, connaître les origines mythes et divinités - et se saisir d’un pouvoir sur le quotidien, en s’appuyant sur un groupe, réseau décisionnel dans la cité.

Il existe une autre façon de faire signe, et ceci à travers la mise en place d’une relation pédagogique. La pédagogie, accompagnement en Grèce antique d’un enfant mâle par un esclave choisi par le maître, à la skolè, ou chez les différents maîtres à se cultiver, peut être définie aujourd’hui comme un cheminement à travers questions et tâtonnements. Le pédagogue se fait serviteur d’une progression à la mesure des possibles de celui qu’il accompagne dans la découverte et le questionnement. L’accompagné, enfant ou adulte, s’inscrit dans une temporalité dont il peut construire l’ad-venir en s’appuyant sur son expérience, pour la dépasser.



Nous approchons ici de l’idée d’informel, puisque le transmetteur ne peut qu’engager sa foi dans l’acte de transmettre, et espérer la réception de son message par un sujet auquel il pense pouvoir donner et duquel il espère un retour. Sujet de faire, ou de défaire, il n’a ni garantie, ni prétention, tout en occupant un espace qui idéalement pourrait être celui du don et du contre-don. En outre, cette transmission pourrait être liée à la conquête progressive d’une autonomie dans l’acquisition des connaissances, ou des savoirs, par le disciple, ou le destinataire du message. Et ce sont d’imprévisibles chemins qui sont empruntés, ou plutôt en construction. En effet, si transmettre (transmittere) c’est d’abord faire passer sur l’autre rive, comme le disait César, il n’est rien d’assuré, ni le gué, ni la rive, ni le courant, ni l’arrivée. L’informel est alors au centre de cet acte de transmission, dans le pari et le défi, la tentative, la réussite ou l’abandon, qui ne peuvent être programmés, prévus et organisés. Et cela revient à ce que pourrait être un des enjeux de l’acte pédagogique.



Formel/informel : entre performance et compétence

L’opposition entre performance et compétence (Chomsky, 1965) permet d’approfondir encore la distinction entre formel et informel. Le terme “performance”, originaire du monde des courses, et des chevaux, renvoie à la représentation théâtrale. En français et en latin, il représente avec brio le formalisme de la programmation, du calcul et de la prévision. Etre dans la performance, c’est être dans la recherche de la progression, et donc de la limite, comme l’étaient les initiés franchissant peu à peu tous les degrés, dans la tension continue à se rapprocher du maître. Mystagogie fondée et appuyée sur le mimétisme et l’imitation.

Le terme de « compétence » est tout entier dans la complexité de l’acte, et de l’action, dont l’intérêt, l’utilité et la pertinence sont vérifiés a posteriori, et dont l’essence échappe souvent aux règles prescrites et aux attendus. Evoquer les compétences et non les dons, les aptitudes ou le mérite, c’est faire entendre que ce dont on parle peut être regardé comme convenant et non convenu, et permet d’autres et surprenants résultats. Entre autorité et pouvoir, la compétence est à la confluence de différents savoirs théoriques, et de savoirs pratiques (Le Boterf, 2000).



Formalisme et réductionnisme universitaire



Ce retour à ces deux notions autorise le constat suivant : le système éducatif s’est emparé de la question pédagogique, en la réduisant à ce dont il avait besoin pour se faire reconnaître, une didactique et une mystagogie : capacité à s’entourer d’outils et de moyens pour rendre plus attirants savoirs pratiques et théoriques, et distillation progressive et ritualisée des connaissances et performances. Mais il lui faut continuellement légitimer la sélection de son public et les orientations vers lesquelles il le dirige. Il nous revient ici de questionner plus particulièrement la partie terminale du système, l’université, sur sa prétention à orienter et diriger ses enseignements et ses recherches en s’autorisant d’une légitimité auto-suffisante, par le choix de son public et la polarisation sur la dimension référée au formalisme de l’institutionnalisation. En prenant pour acquis l’excellence de ses postulats et une pertinence épistémologique, le discours universitaire ne peut se dire qu’en sélectionnant ses auditeurs et ses lecteurs, sur la base d’une terminologie et d’un appareillage méthodologique suffisamment abscons, pour qu’ils ne soient compréhensibles que par les seuls héritiers de leur logique et de leur entendement : mystagogie.



L’émergence de l’informel : le sujet apprenant



  Il s’agit alors de se tourner vers un renouvellement épistémique qui invite à se saisir d’une dimension interactive de la construction scientifique. Dans les espaces informels de ses expressions et de ses acceptions, repenser les modalités d’un apprentissage propre à favoriser la construction d’une autonomisation des personnes. Un premier élément s’impose comme moteur de la dynamique d’apprendre, celui qui permet de développer le renforcement des rapports humains dans toute leur richesse et leur complexité, et les inscrire dans leur environnement. Et ceci tout d’abord pour tenter de mesurer la place prise par le sujet, c’est-à-dire laissée ou offerte à l’endonomie, entre hétéronomie et autonomie.

Parler d’espaces éducatifs renvoie en effet à la notion de distance, en particulier, à celle existante entre « ce qu’on demande et ce que ça demande » (Schwartz, 1997) et dans cette perspective, mystagogie et pédagogie constituent bien deux éthiques de la relation à examiner. Si nous tournons le dos à la pratique la plus consensuelle et la plus fréquente dans l’enseignement, celle qui relève de la mystagogie, pour accepter le défi de l’acte pédagogique, nous pouvons faire un premier constat. Il existe toujours un décalage, un hiatus, une différence de niveau ou de sens, entre ce qui est attendu par les uns et ce qui est souhaitable pour les autres, entre ce qui est ou serait souhaité et ce qui est réalisable. Le premier travail est alors d’effectuer cette mesure… la mesure de la rupture existante entre le prescrit et le possible, la copie et l’invention. On pourrait aller jusqu’à invoquer la nécessité d’un changement de paradigme, dans la mesure où ce sont les modèles instituants et gestionnaires d’actes et de comportements qui doivent être redécouverts et inventés. Et ceci tout particulièrement en éducation. Il ne peut s’agir de reprendre des solutions utilisées par ailleurs et auparavant, même si elles ont pu faire montre, en leur temps et lieu d’exercice, d’une pertinence avérée.



Du formalisme scolaire à l’informel expérientiel

Il semble ainsi que ceux qui se disent pédagogues, éducateurs ou formateurs, ont une responsabilité, celle d’engager leur public, à travers une utilisation avertie des héritages et des savoirs, à construire leur propre et spécifique identité, dans le respect curieux et intéressé des autres expériences et des autres vécus : attitudes qui laissent augurer pour l’entreprise qui se revendique comme éducative, l’évitement du piège des représentations dominantes qui confondent autorité du pédagogue et pouvoir conféré par les connaissances. Postures évitant aux acteurs de se laisser enfermer dans des attitudes, comportements et jugements qui participent de la mise en place d’un processus contraire, celui de la sélection et de la discrimination.

Qui éduque, protège et nourrit, qui discrimine, écarte ou détruit. Les deux termes ont des valeurs antinomiques et ne peuvent se situer que dans des champs sémantiques et axiologiques opposés. Or de ces deux notions, une seule appartient ou devrait appartenir aux discours sur la pédagogie, parce qu’elle en est la cause première, l’explication et la finalité. L’autre fait état d’une option différente, qui s’apparente à la mystagogie, parce qu’elle se pose la plupart du temps comme une de ses matérialisations la plus évidente et la plus indispensable, inhérente au processus de différenciation, d’individuation, de progrès, d’avancée, et donc de sélection et de classification.

Les termes de discrimination et mystagogie participent de la mise en place de moyens, instruments ou artéfacts référés à un but à atteindre, connaissance pratique, technique ou théorique. Education et pédagogie se nourrissent quant à elles de l’expérience, ce retour sur les faits et les actes, permettant à celui qui l’exécute de les atteindre avec ce qu’il faut à la fois de distance et de « déjà vu » pour les intercepter et les interpeller.  



On apprend toujours plus que ce qui est transmis

La question se pose des modalités de la traversée, autrement dit, de la manière dont s’effectue le passage entre ce qui est transmis et ce qui est appris, c’est-à-dire réinvesti. Ainsi, on ne peut pas apprendre hors de sa propre expérience et on ne peut pas apprendre que de sa propre expérience. Il y a donc nécessité pour celui qui transmet de s’appuyer sur ce qui constitue le contexte identitaire et formateur de l’apprenant, et pour celui qui apprend de s’appuyer sur ce qu’il sait pour le remettre en question et le confronter à ce qui lui est transmis. Le postulat est que le processus d’acquisition ne s’inscrit pas seulement dans un contexte de zone proximale de développement (Vygotski, 1997) et/ou de réciprocité apprenante (Labelle, 1998). Sa réalisation et son aboutissement supposent en effet pour chacun des acteurs de la relation la prise en compte de trois facteurs majeurs, une contextualisation qui prend une valeur anamnésique, une démarche métanoétique qui permet à l’un et l’autre des partenaires de la relation de dépasser les peurs et les refus, et une construction autopoïétique chaque fois remise en chantier.



Informel, émergence du sujet … et confrontation

On peut en effet imaginer ce processus comme étant une triade, dont les axes  spécifieraient les conditions de l’émergence du sujet, dans l’informel d’une dynamique combinant passé, présent et avenir :

- anamnèse, discours sur soi, en recherche de l’avant convoqué comme base expérientielle et identitaire. Anamnèse : « Connais toi toi-même et tu connaîtras le monde et les dieux » (maxime inscrite au seuil du Temple de Delphes, IVe siècle av. J.-C.) parce que sont reliées et interdépendantes connaissance et compréhension, de soi et des autres, dans le partage qu’elles annoncent entre sens et « non-sens », euporie ou aporie. C’est ainsi qu’en dernière analyse, connaissance et re-connaissance interpellent la frontière entre science et non-science, universalité et singularité.

- métanoia, renversement, qui revisite et se retourne sur les forces et faiblesses identifiées, connaissances acquises, représentations et croyances, pour les dépasser en les intégrant tout autant comme limites que potentialités : se pardonner de ne pas savoir, et donc se redonner la possibilité de découvrir, après être revenu sur les bien entendus et les malentendus.

- autopoièse, auto-construction, en perspective philosophique et tout autant praxéologique : apprendre, s’étonner devant l’étrangeté d’un phénomène, et sans  recourir au divin  par le mythe, l’approcher en le questionnant pour l’identifier. L’insolite ne fascine plus, il mobilise l’intelligence. « La pensée est suscitée par l’étonnement, (…) et l’interrogation active des images observées, des hommes rencontrés, des événements vécus » (Guitton, 1946).

Ce processus de subjectivation, et d’appropriation, de transformation du rapport au savoir, est à contextualiser dans une pratique sociale « destinée » autant que « située ». À travers elle, une pédagogie de l’informel inviterait à prendre la plume comme on prend la parole, se donner le temps d’apprivoiser les mots, s’autoriser à faire du sens et construire des savoirs nouveaux à la fois dans la complexité et la simplicité.



Il paraît donc indispensable que soit mises en avant et gérées dans l’espace scolaire et universitaire, les formes de l’expressivité (Jakobson, 1963) des élèves dans la subjectivité de leurs discours, et dans le même temps, l’émergence d’une expression collective qui donnera sens aux contenus et aux situations. Il convient de retrouver la notion d’émergence (Morin, 2005), qui renvoie aux rôles et fonctions du collectif sur l’appréhension des savoirs, et donc aux stratégies comportementales et d’expressivité utilisées dans l’acte d’apprendre. Cette configuration qui met en avant à la fois les stratégies individuelles et collectives, dans les temps et lieux de l’apprentissage, peut s’envisager dans le désordre de l’informel ou    l’imprévisible du surgissement des intelligences conjuguées. Il est alors nécessaire de s’intéresser au statut et aux postures prises par l’apprenant, qui occupe à sa mesure et selon son entendement, les lieux de l’apprentissage et de la transmission.



Statut(s) de l’apprenant : apprenti-sage ?

L’apprenant habite l’espace éducatif. Si les individus établissent des relations signifiantes avec les lieux (Bachelard, 1995), saisir les modalités selon lesquelles les apprenants construisent ces relations peut avoir une valeur heuristique. Que ces rapports relèvent du symbolique ou du pragmatisme, ils sont constitutifs de l’identité de leurs auteurs. Dans le cadre de l’espace éducatif, différentes positions sont possibles du côté de l’apprenant, qui disent la perception du possible dans le processus d’appropriation de cet espace, l’intérêt porté au discours de présentation des connaissances et des moyens nécessaires à leur maîtrise, et l’intégration plus ou moins forte aux modèles et parcours annoncés.



Variations des postures : de « je me censure » à « je me sens sûr »

Ces différentes postures renvoient aux positions prises par un individu en contexte relationnel. Pouvons-nous dire alors que ces postures expriment différents statuts ?

- Le mutisme tout d’abord, qui renvoie au statut d’infans (sans parole), partagé par tous les individus placés dans des situations qui ne leur donnent pas ou peu la parole, enfants-élèves en classe, dont les essais de "se faire entendre ou se faire comprendre" ne sont pas à la mesure des capacités d’écoute et de compréhension de leurs interlocuteurs, dans la mesure où le codage, les formes et les logiques d’interpellation employées ne font pas sens pour eux. L’intelligence attendue ne peut donc "faire ses preuves". Elle est renvoyée à une absence.

- La locution, posture qui participe du dicible, et suppose une possibilité d’expressivité, réduite généralement à des espaces d’accommodation aux prescriptions formelles et inscrites comme devant permettre que soit respectée la règle du jeu du "dire admis" ou admissible : occupation d’un espace à apprivoiser selon les critères de domestication imposés par un dispositif, se donnant comme légitime et instituant.

- L’oration, inscrite plutôt dans l’acte performatif, et référée à la fonction conative du langage (Jakobson), discours adressé à une réception dont on attend qu’elle prenne en compte l’énonciation, en mesure l’intérêt, et provoque un rapprochement ou une adhésion.

- La décision enfin, qui est d’abord accès à la disputatio, discussion, concernant l’offre de connaissance, et possibilité d’une traversée vers l’autre rive, garante d’un investissement et d’une découverte. Nous atteignons ici l’aboutissement de la relation pédagogique, qui permet que soit inscrite en pertinence une auto-construction du sujet apprenant.



Apprendre, c’est rendre 

Ces quatre stades posturaux donnent quelques repères qui peuvent s’appliquer au processus relevant de l’apprentissage. Passer du mutisme de l’agnosie réelle ou supposée, à l’acte, comme sujet de faire, renvoie en effet à l’apprendre, qui permet de passer du don reçu au contre-don (Mauss) et rendre, redonner plus que ce qui a été transmis. En dernière étape, vient la négociation, en auto-construction dans le recours au "déjà là" sur l’axe de la temporalité, c’est à dire l’utilisation des acquis, dans une conjugaison déclinante et distanciée. Passer du « je ne sais pas » à « je me sers dans / de ce qui m’a été donné », et « je peux le faire », n’est-ce pas se donner les moyens de lire et lier, intelligere ?

Enfin, autre posture, et autre statut, apprendre par enthousiasme, par envie, et, pour plagier Voltaire, parce que « rien ne se fait de bien, ou de beau sans enthousiasme ». Enthousiasme, qui est appel au sens, à l’émotion, contre apprentissage intrusif ou défensif, agressif ou passif, ou délégué à la note, au classement…

Transmettre retrouve ainsi sa première et unique fonction : redonner l’appris, retrouver dans l’acte du dire, ou de l’écriture, cette espérance folle que la livraison conviendra à d’autres, qui se l’approprieront et s’en nourriront, sans être rassasiés, et que chaque apprenant pourra quitter les lieux, partir pour s’instruire encore, et ailleurs, c’est-à-dire se former, se reformer, se réformer, à partir d’autres éclairages, et d’autres labilités.



Conclusion



Cette nouvelle culture de l’apprendre, dont la forme dessine les contours de l’économie de la connaissance et de la société cognitive, implique le passage d’un paradigme encyclopédique à un paradigme pragmatique (Resweber, 2000). En effet, pour aller plus loin dans l’analyse, il pourrait être question d’explorer comment les savoirs sont l’expression d’un sujet qui perçoit son être-au-monde et décide de l’habiter. Il peut également s’agir de questionner plus globalement le système de scolarisation formel, de la maternelle à l’université, dont l’aspect réducteur et sélectif de l’enfermement et une prétendue excellence l’autorise à prendre le pouvoir sur un savoir qu’il est le seul à contrôler et à légitimer. Feyerabend (1979) prend à parti cette posture, en la décrivant comme volontairement éloignée du masque qu’elle se donne, la pédagogie. « Nous voyons ici combien il est important d’apprendre à parler par énigme, et quel effet désastreux le désir d’une clarté immédiate peut avoir sur notre compréhension » (op.cit., p.287-288).

Cet espace était désigné précédemment comme étant celui de la mystagogie. Avec la même dérision, Maurice Blanchot interpelle lui aussi le discours universitaire : « La réponse est le malheur de la question » (1969). Il convient alors d’ouvrir la logique de scolarisation à un champ multidimensionnel permettant l’émergence des histoires singulières, et collectives (anamnèse) et d’inverser la perspective (métanoïa). Il n’est point d’expression scientifique, aussi heuristique soit-elle, qui rende compte totalement de la complexité des faits et des choses, des situations et des postures, et la science n’a d’autre espace pour se dire et questionner le monde, au sein de l’université, que ses entrées formelles accessible aux seuls initiés. Il est donc utile de se laisser surprendre à l’intérieur même des dispositifs, des méthodologies et des épistémologies, par l’inattendu, l’imprévisible des savoirs qui s’auto-construisent (autopoïèse) dans l’informel au rythme des rencontres et des expériences du sujet.



À ce propos, Jeremy Rifkin appelle à se tourner vers l’aujourd’hui d’une génération transformatrice du rapport à la connaissance, et à l’apprentissage : « de nouveaux modèles d’enseignement cherchant à transformer l’éducation conçue comme un parcours concurrentiel en une expérience d’apprentissage fondée sur la coopération et l’empathie se développent, les écoles et les universités cherchant à atteindre une génération qui a grandi avec l’internet et est habituée aux relations au sein de réseaux sociaux ouverts dans lesquels l’information n’est pas accaparée mais mise en commun. Le présupposé traditionnel selon lequel « savoir = pouvoir » et l’idée que les connaissances doivent être utilisées dans un but de gain personnel sont remplacés par l’idée que le savoir est l’expression d’une responsabilité commune à l’égard du bien-être collectif de l’humanité et de la planète entière » (Rifkin, 2013, p.6). Cette assertion, partagée, permettrait de retrouver la valeur pédagogique des appels à l’informel ou la « déformalisation de l’apprentissage » (Brougères, 2007, p.30), et de reconnaître la qualité heuristique de leur contenu jusqu’à une modélisation pédagogique centrée sur le relationnel et l’intelligence collective. S’inspirer du modèle de l’informel en plaçant la relation humaine au cœur de la dynamique pédagogique est en effet porteur de grandes espérances pour tous les individus qui considèrent l’école comme un lieu de jonction possible entre territoires formels et informels. Ainsi, constatant l’influence dominante et la responsabilité de la scolarisation dans les parcours individuels, ils pourraient se donner les moyens de défis collectifs pariant sur la complémentarité formel-informel et ne plus en faire des formes antinomiques d’apprentissages, pour valider les unes, scolaires et formelles, et se refuser à tenir compte de celles plus éclatées, des contextes du dehors.



Bibliographie

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[1] Le sens conféré à ce mot repose sur la définition faite par Agamben, à savoir : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » (Agamben, 2007, p. 31).

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