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Les relations interculturelles : une terminologie à clarifier.




Introduction : 

Traverser  la différence : le pari de l’interculturel ?

Traverser la différence suppose que culture et altérité puissent se conjuguer, comme deux mots dont l’énonciation tout d’abord doit être porteuse de sens, et comme deux choses, révélant deux entités, ou deux ensembles, une dualité perceptible, en attitudes et comportements, en inspirations et aspirations. Qu’il y ait donc à faire, ou à dire, pour partir d’un lieu ‘dit’ ou habité, et arriver dans un autre, un ailleurs, tout autant mais autrement occupé. Passer du soi, de l’entre soi ou de l’entre nous à l’ailleurs et autrement. Il semble qu’à priori ce qui est évoqué sollicite investissement et effort, ouverture et imagination. En effet, passer du chez-soi ou du quant à soi à chez l’autre, du domestiqué à l’inconnu, de sa cour de ferme à la cour des miracles…demande qu’un mouvement se créé, et qu’il puisse être accepté comme possible, souhaitable, et engendrement  de l’inédit. Que puisse être envisagé la surprise et le frisson et que le territoire de l’autre soit repérable comme existant, légitime, abordable et jouissant des mêmes qualités que le nôtre… Or ne sommes nous pas des êtres de l’envie de soi et de l’autre, en refus continuel d’insularité. Ne sommes-nous pas dans une recherche continue de confluence entre l’être en soi, l’être au monde et l’être aux autres, et tournés vers l’agir communicationnel ? Retrouvons pour un instant P. Ricoeur[1] « agir, c'est toujours agir "avec" d'autres », et reconnaissons nous comme participants de l’envie de communiquer :
  • communiquer, pour ne pas mourir tout à fait, laisser de soi une trace, une émotion et un souvenir, et donc traverser et transmettre pour laisser la place et le passage, à d’autres, sur un territoire à occuper autrement… ;
  • communiquer pour se convaincre d’exister, contribuer à  l’émergence d’une autre Identité, qui est processus et non fixation, invention de soi à partir des héritages, mais aussi des messages et des massages, glanés à chaque rencontre, et qui permettent à l'individu de s'auto construire , dans une démarche relevant de l'individuation et de l'enrichissement ;
  • parce que si Montaigne a raison, « chaque homme porte la forme de l’humaine condition » [2] et que chaque être humain a le droit à exister en culture, c'est-à-dire à ses références et ses expressions.

Il  y aurait donc investissement et investiture. Investissement à la mesure du projet qui se négocie dans une relation à construire et investiture dans laquelle les partenaires se reconnaissent une légitimité à la mesure de ce qu’ils perçoivent, comprennent, apprennent tout à la fois de l’autre, dans sa prestation qui est tout autant savoir et incarnation.  Il se pourrait bien que nous soyons là entrain de parler d'éducation.
Parier sur l’interculturel, pourrait alors s’envisager comme une réponse continuelle aux pré-textes, dans la recherche du sens, qu'il soit sensorialité, mythe ou raison, eros, muthos ou logos. Si en effet nous nous retrouvons dans le contexte des relations interculturelles, ne sommes nous pas comme acteurs de nos relations,  les porteurs-témoins d’un acte qui est passation, passage, accompagnement et livraison, perméabilité et projection ?
Évoquer la dynamique interculturelle, c’est invoquer la culture, ses expressions et ses fondements ; spécifier la rencontre de plusieurs cultures comme dynamique, c’est inscrire cette rencontre dans des espaces ouverts, créatifs et innovants; la rapprocher de la prévention des conflits, c’est parier sur une médiation possible entre la défense des identités et des territoires et la confrontation des valeurs et des stratégies, qu’elles soient individuelles ou collectives, civiles ou étatiques, politiques ou religieuses.
Pour mener cette approche, il me paraît utile de redéfinir avec vous les quelques termes cités plus haut, et dont les emplois actuels ne semblent pas satisfaire à toutes les exigences de la pertinence et de la clarté. Cet essai de clarification nous permettra de mieux mesurer ce qui nous rassemble aujourd'hui, et de nous accorder sur quelques acceptions qui seront la base d'investissements futurs. Puisse cet effort commun d'identification avoir quelque valeur heuristique et nous permette de mieux avancer.
Nous essaierons dans un deuxième temps d'en spécifier les applications possibles dans le contexte d’une réflexion collective pour l’action. Nous proposerons enfin en troisième lieu un cadre de référence épistémologique qui devrait éclairer au moins partiellement une pratique adaptée à des situations et des collectifs dont nous aurons à approcher la spécificité, pour en respecter les attentes, mobiliser les ressources et accompagner les mutations .


Culture : approche terminologique

Commençons, si vous le voulez bien, par une définition fourre-tout de la culture, chacun pourra ainsi y retrouver ses petits. Tylor disait de la culture qu’elle est « ce tout complexe qui inclut la connaissance, la croyance, l’art, les choses morales, la loi, la coutume et toute les autres aptitudes et habitudes acquises par l’homme comme membre de la société. »[3]. Cette définition est l’une des 254 tentatives qui se sont essayées à expliciter une notion dont le moins que l’on puisse en dire est qu’elle leur échappe encore et ne se laisse pas facilement attraper. Autrement dit, même si elle est un des termes centraux de notre discours,  la culture est une notion dont la signification épouse des variables multiples, et à laquelle de nombreuses réflexions se sont affrontées sans pouvoir la transformer en concept opératoire, capable de servir à tous les projets et s'adapter à tous les sujets. Forts (ou affaiblis par) de ce premier constat,  nous n’avons pas la prétention de réussir ce que des générations de spécialistes ont partiellement échoué. Nous essaierons au moins d’avancer dans un questionnement pour en sortir si ce n’est plus avertis, peut-être plus modestes et plus investis.
L’histoire de quelques apparitions de ce terme nous en rappellera la diversité sémantique; son acception anthropologique nous en dira la richesse et la complexité, enfin, nous l’examinerons ensemble dans une autre et peut-être nouvelle perspective compréhensive et appliquée.

Éclairage étymologique : une cousine inattendue

Un mot, un signifiant et de multiples signifiés, usages différents et significations plurielles qui varient dans l’histoire et selon les géographies. De la culture du champ à la culture du corps (physique) en passant par la culture de l’esprit et la culture de la société, ce terme est au centre de polémiques et ne sera jamais expliqué dans un traité. Il apparaît en français dans la deuxième partie du Moyen-âge. (fin du 13e siècle) et sort directement du bas-latin qui l’avait lui-même emprunté à la langue de Rome. Cultura porte déjà en lui une double ambivalence, puisque ce terme qui était employé pour désigner à la fois une terre cultivée et le culte religieux, va servir au 16e siècle à désigner tout d’abord un état, pour spécifier ensuite un acte, le fait de cultiver ou de soigner les animaux domestiques. Ce détour par l’étymologie nous autorise à une première remarque. Un autre mot, problématique aujourd’hui, est issu du même ensemble sémantique, l’éducation.
Educatio est en effet le terme latin qui semble devoir assurer la paternité historique du terme en question, même s’il reste assez éloignée du sens et des emplois actuels et généralement admis. Les riverains du Tibre l’utilisaient d’abord pour parler de l’action consistant à prendre soin et élever des plantes et des animaux. C’est en ce sens par exemple que l’emploient Cicéron ou Pline l’ancien. Le référent premier reste pour les romains, la mère, éducatrice et nourricière. La présence de la particule introductive é (préfixe ex latin) dans le terme éducation nous amène quelque précision : educare vient en effet confirmer le lien entretenu par ce terme avec le milieu familial et originel : nourrir et prendre soin, élever, instruire, mais aussi produire et porter puis faire croître. Ovide attribue d’ailleurs cet acte à la terre, première matrice et première à donner vie et croissance. L’éducation est dans le registre familial, appartient à la maisonnée, comme la culture au champ.
Si culture et éducation sont bien situées dans une proximité étymologique, nous voici  devant les conditions de la pertinence de cette rencontre, et les enjeux du pari qui nous rassemble aujourd'hui. Les conditions d’une pertinence, parce qu’il ne peut y avoir de projet culturel sans éducation et d’éducation sans prise en compte des assises et des projets culturels des différents acteurs et partenaires de la situation. Enjeux également, parce qu’il sera nécessaire, tout au long de ces journées, de garder par de vers nous cette préoccupation et cet intérêt de combiner dans nos recherches, nos attendus et nos propositions, les axes culturels et éducatifs, en synergie et complémentarité.

Une apparition mouvementée

Nous avons vu précédemment que la culture est une notion à la fois englobante et résiduelle, mobilisant des signifiés différents. La culture est pour beaucoup d’anthropologues ce qui différencie l'individu humain des autres vivants étant restés à l'état de nature, et s'origine dans le passage du barbare au civilisé. Ce passage est entre autres décrit par Claude Lévi Strauss[4] : "On ne soulignera jamais assez qu'il n'y a eu de début à l'organisation sociale que par la prohibition de l'inceste... C'est là et seulement là que nous pouvons déceler un passage de la nature à la culture, de la vie animale à la vie humaine".

Remarque :

De récentes observations menées par des chercheurs anglo-saxons pourraient infirmer cette assertion. Certains primates organisent déjà leurs rapports sociaux, et sexuels tout d’abord, en régulant les copulations, nombreuses, vagabondes et parfois ludiques, selon la même règle que celle qui renvoyait pour Lévi Strauss à l’apparition de la culture et de la vie humaine, la prohibition de l’inceste.
Autre indice invoqué comme témoignant de ce même passage, la station debout. L’homme se distingue de ses cousins en spécialisant d’une part l’utilisation qu’il fait de ses membres, les uns consacrés au déplacement, les autres à la préhension, mais aussi en se donnant les moyens d’une vision agrandie et panoramique qui lui garantit une meilleur protection et prévention des risques. Autre intérêt de la bipédie, pour la partie femelle de la population, la protection des organes génitaux et sexuels qui ne sont plus soumis aux envies dominatrices des mâles de passage. Là aussi, cette expérience que l’on pensait réservée aux premières tentatives d’hominisation, a été repérée récemment comme appartenant également à nos cousins cynocéphales qui n’ont pas encore pris le risque de nous ressembler tout à fait.
Sans nous laisser impressionner par cette remise en cause d’une théorie qui rassemble encore des générations de chercheurs en anthropologie, nous pouvons faire appel à une autre entrée, moins performante mais moins perturbée.

Culture : le sens et le lien

Pour d'autres théoriciens en effet, Sapir, par exemple, mais aussi M. Mead, R. Linton ou A. Kardiner[5], la culture est l'ensemble des réponses apportées par l'homme aux questions posées par un contexte (milieu), et un pré-texte (histoire).
De la réponse au contexte, nous pouvons donc retenir de cette définition, qu’elle est l’investissement du temps et de l’espace, et leurs définitions, dans un souci d'organisation de la survie du groupe en régulant les formes de sa maintenance et sa reproduction, autrement dit, la fabrication d’un premier lien, synchronique, en en horizontalité.
De la question du pré-texte, nous nous accorderons à reconnaître la fabrication d'un autre lien, en verticalité et en diachronie, qui permettra à l'homme de se saisir de son historicité, entre fondation, héritage et transmission, et qui l'aidera à apprivoiser l'invisible mécanicien de sa dépendance, de sa faiblesse et de sa destinée. Faire acte de culture n'est ce pas donc aussi regarder le ciel tout en creusant sa tombe.
Ainsi, une fois retrouvée la présence du culte dans la culture, nous pouvons tout d’abord évoquer les deux paramètres fondamentaux que sont le temps et l'espace, dont la gestion et l'occupation seront ensuite diversifiées selon les acquis, les mobiles et les représentations. Nous pourrions donc commencer à envisager de décrire ou d'analyser la pluralité des cultures, les sous cultures ou les contre-cultures, comme des assemblages différents en activations multiples de quelques universaux fondateurs et identifiants, communs à tous les vivants de la race des humains.

Le temps

Paramètre fondamental, le temps est l’outil par excellence, l’indicateur et le témoin, le vecteur et le mode d’expression qui dit, et réfléchit la culture dans ce qu’elle a de plus complexe et de plus impliqué. C’est d’abord la projection dans une histoire, de l’homme qui s’inscrit comme géniteur et transmetteur potentiel, qui résiste à l’atemporalité paradisiaque ou anthropophage, comme Chronos échappant à l’appétit ogresque d’Ouranos qui lance le défi de l’historicité, ou Adam et Eve qui transgressent l’interdit divin et font malgré eux le pari de construire leur propre destinée.
C’est aussi l’inscription dans un temps dont les caractéristiques vont être définies pour servir à la perpétuation du groupe, à son installation et à sa mobilité, et qui fera que certaines cultures seront monochrones, et d’autres polychrones, dans la gestion des comportements et des aspirations sur des temporalités qui s’afficheront dans leur succession  ou leurs conjugaisons.
Ce sont aussi les rythmes saisonniers ou la rythmique de la cité dont les horloges marquent les passages entre travail et repos, vie intime et sociale, en temps cyclique des reproductions et temps vectoriel des progrès et des innovations ;
C’est encore le temps incorporé des émotions et des sentiments, et le temps institutionnel des rapports et des logiques sociales. Rites de reconnaissance et de survie, d’intronisation et de passage, rythmes infradiens, ultradiens et circadiens.

L’espace

Autre paramètre définissant les schémas auxquelles vont se référer les idées, les aspirations et les comportements :
  • Espace matériel et matérialisé, territoire utile et utilisé.
  • Espace corporel, intime et incorporé, nécessaire à la survie et à la préservation ultime de l’identité, de l’intégrité.
  • Espace personnel, de la gestion des relations et des proximités, des antipathies et des solidarités.
  • Espace social, de la distance obligée, pour l’acquisition des connaissances nécessaires à la vie quotidienne.
  • Espace public, dont les effets socialisateurs permettent les positionnements et les stratégies.

Bulles individuelles de préservation et de liaisons et distance de fuite des respirations et des   investissements, espace communautaire, à construire à plusieurs, dans une dynamique d’échange et de confrontation :
  • Espace sacralisé, des passages ritualisés, des expériences extatiques, des références religieuses.
  • Espace solidarisé, en association ou en communion, du fusionnel et du domestique, de l’appropriation conjointe, en connivences et reconnaissance réciproque.
  • Espace commercialisé, pour les échanges et la survie du groupe.
  • Espace à conquérir, pour la cohésion sociale, la communication entre les membres, entre communautés et marginalités, qu’elles soient de sang, idéologiques ou de projet,


De la différence des mots à la variation du sens

« Multiculturel, pluriculturel, polyculturel, interculturel », différents termes sont employés pour désigner le rassemblement sur un même lieu et dans un même temps d'individus ou de groupes excipant de caractéristiques différentes - soit par naissance, origine familiale ou géographique- comme des dissemblances physiologiques (coloration et pigmentation, faciès, stature, etc.), des  différences comportementales (alimentaires, vestimentaires...) ou encore des attitudes sociales - les désignant l'un à l'autre en altérité.
Cette apparente synonymie existante, entre les différents termes employés ci-dessus, et qui sont la plupart du temps utilisés indifféremment l'un pour l'autre, cache en fait une différence de sens qui, lorsqu'elle n'apparaît pas dans les discours, et donc dans les actes qui leur correspondent, est la cause de certaines erreurs et de nombreuses malentendus. Et c’est justement ces erreurs d’appréciations et ces malentendus qui sont souvent à l’origine d’incompréhension et de différends, d’enfermements ou d’agressions, de blocages et de conflits. A l’inverse, une analyse et une compréhension avertie des relations permises par la rencontre de vécus et de pratiques différentes, mais mobilisées pour un ou des objectifs communs, peuvent donner  lieu à des propositions de renforcement des possibles, seules capables de dépasser ce qui fait question et problème, c’est à dire prévenir le conflit.
Nous pouvons donc nous intéresser maintenant à mettre en évidence les termes et leurs acceptions, et progresser dans la découverte de ce qui nous éloigne et de ce qui nous rapproche, pour déconstruire les représentations qu’ils illustrent et les croyances qu’ils autorisent. Ce cheminement permettra peut-être aux uns et aux autres de progresser dans la compréhension et d’envisager d’autres perspectives et d’autres modes d’actions.

Un groupe et des cultures plurielles

Les préfixes multi- et poly- n'ont de dissemblables que leurs lieux de naissance, l'un étant originaire des rives du Tibre, l'autre du Péloponnèse. Ils s'appliquent les deux à des situations où siègent le grand nombre et l'abondance, la variété et la diversité; ils ne disent rien de la rencontre  et de la confrontation et n'ont d'autre utilité que le comptage et l'arithmétique. Un groupe multiculturel sera donc un ensemble identifié comme tel à cause de l'aspect diversifié des  manifestations ou des productions de ses composantes dans une situation donnée. Ce rassemblement, qualifié ainsi en regard des différentes expressions qui le composent, linguistiques, comportementales ou vestimentaires par exemple, ne bénéficiera d'autres qualités que celles attribuées à ces différences. Ces dernières n’impliqueront pas pour le groupe une autre légitimité que celle attribuée à la diversité et à la pluralité.
Pas d'avantage d'ouverture dans l'emploi du  pluri , à ceci près que l'on veut indiquer un plus, et à travers ce terme, une comparaison menée au profit de certains ou d'un seul, qui disposeraient dans le cas de figure qui nous intéresse, de quelques attributs identitaires culturels que d'autres n'auraient pas, coincés dans leur logique de fidélité, craintive ou défensive, à leur état de départ.
Le groupe pluriculturel serait ainsi comparé à une autre configuration, mono culturelle celle-là, pour indiquer à l'observateur la supériorité du premier, dans lequel seraient réunies en possibles ou souhaitables complémentarités, diverses expressions identitaires aptes à bénéficier les unes et les autres de leur altérité. Chaque faiblesse ou fragilité se verrait alors transformée en plus value et revisitée grâce à la réunion dynamique de différences, et à l’apprentissage de la tolérance et de la relativité.
A l'évidence, ces attributs ne seraient  que des avantages acquis par ajouts successifs et complémentaires à une culture mère qui garderait alors toute sa force et bien entendu, toute légitimité.

Des cultures qui forment le groupe: fondation et frondaison

Parler en terme d’ « inter- » relève d'un autre rapport à la diversité et à la pluralité, et inscrit de fait dans les phénomènes ainsi décrits des opérations de combinaison, de conjugaison et de mélange dont les effets ont des incidences majeures sur les situations, les acteurs et les systèmes. En effet, l'évocation étymologique nous amène à trois significations :
·         La première renvoie à l'idée de pénétration, mais aussi de position dans un milieu,  parmi  et entre plusieurs autres éléments; et donc de localisation spatiale mais également d'appartenance à un ensemble repéré comme tel et défini par les caractéristiques communes à ses membres. Le groupe-interculturel serait donc ici le rassemblement circonstanciel  de différents individus se définissant dans un cadre précis par des identités et des attributs communs.
·         La deuxième acception nous entraîne dans les chemins de la temporalité. Le transport, ferroviaire ou aérien, prend parfois le préfixe "inter" pour se définir comme traversant plusieurs unités spatiales, ou définies comme telles par des logiques de classement et de répartition. Le cadre spatio-temporel ainsi repéré et occupé prend une valeur surdéterminante par rapport aux différentes unités traversées et au temps auquel est soumise leur organisation. L'identité première du groupe, dans ce dernier cas, serait donc la capacité à mobiliser chez des individus des caractéristiques communes, leur permettant de dépasser les attributs spécifiques, grâce auxquels chacun se définit lui-même dans son appartenance à un  groupe de référence et fondateur. Les deux acceptions du terme  sont évidemment complémentaires, et mettent en évidence le partage de traits communs; si la première se satisfait du repérage conjoncturel, la deuxième prend en compte le passage et l'origine, et privilégie les attributs ainsi conjugués.
·         La troisième direction nous met en présence d'un rapport au contexte de la relation quand celui-ci s'organise à partir de l'appel à un tiers, facilitateur, mobilisateur ou médiateur. Ce tiers inclus, participe de la réalisation de la relation et contribue à son succès ou sa bonne tenue, tout en restant une valeur autonome et indépendante des deux  partenaires de cette relation. Sa présence permet la mise en évidence des éléments de différence et de conformité réciproques dans les  discours et les intentions, et permet une meilleure adéquation éventuelle de projets qui pourront plus tard être appelés "communs". Ainsi en sera t-il des interprètes, des intervenants ou des interfaces, dont la mission sera d' optimiser la relation, expliquer ou traduire pour permettre à tous les participants, sujets et objets, de gagner en visibilité et en opérationnalité. Dans un deuxième temps pourront se construire des propositions qui s'appuieront sur les éléments mis en exergue pour leur similitude ou leur possible complémentarité.

Ces trois significations du préfix inter renvoient à trois notions à partir desquelles peut être défini un groupe ou un collectif interculturel: la notion de participation, celle de dépassement  et celle de réciprocité.
 C'est donc à partir de ces trois notions que nous conviendrons d'orienter notre travail ultérieur de réflexion collective en atelier vers une approche de l'espace interculturel, de ses exigences et de ses enjeux. Nous nous appliquerons à dépasser cette approche liée au contexte de la relation pour essayer d'en définir les attendus et les possibles dans les espaces du projet et de l’action.

Remarque :

Ce détour par l'étymologie, dont l'utilité n'est peut-être pas évidente à première vue, nous a pourtant  paru s'imposer, pour nous permettre d'expliciter les trois acceptions repérées plus haut. Il ressort en effet de cet essai de clarification que la pertinence, l’intérêt et donc le succès des projets mis en œuvre seront fonction des conceptions  qu’auront leurs acteurs de la culture, et de la relation que leur intention et leur contenu vont entretenir avec elles.  Plus cette conception sera  fermée et aboutie, moins les groupes se sentiront collectivement investis, complémentaires et co-responsables et moins les rencontres et les confrontations auront de chances de modifier et positiver les situations. Ainsi peuvent apparaître les mésententes, les oppositions et les conflits, dont nous pouvons maintenant comprendre qu’ils s’originent souvent d’une position réciproque impertinente fausse et malvenue, qui s’appuie généralement sur l’impossibilité à reconnaître un quelconque intérêt à l’expression d’une différence, à sa prise en compte et à la recherche d’un compromis ou d’une solution négociée. Nous allons  donc questionner également la terminologie employée communément pour décrire les actes et les comportements mis en œuvre dans le processus de confrontation des idées, des positionnements et des stratégies.


Relations interculturelles et conflit.

Sources et déviations

Le conflit est un combat (conflictus) que se livre deux idées, deux pouvoirs ou deux intentions ; il est le choc provoqué par la rencontre belliqueuse de deux stratégies d’occupation d’un même territoire, d’un même espace à occuper et à exploiter.
Inscrire les rapports interpersonnels et interculturels en terme de conflits est une pratique discursive et opératoire communément admise dans les situations qui mettent en relations différents acteurs, à plus forte raison s’ils sont engagés dans des processus de réalisation d’une même action ou sur un champ d’influence et de légitimité à partager. Prévenir le conflit, l’éviter ou le détourner seront alors les objectifs premiers de l’action si celle-ci veut se donner quelques moyens d’aboutir, ou de ne pas capoter. Tout se passe comme si le conflit était d’emblée à proscrire, tant sa valeur négative était à redouter.
Les rassemblements sont généralement qualifiés d’intéressants et de fructueux si l’opinion  des uns, pas forcément majoritaire d’ailleurs, a pu  convaincre celles d’autres, à se ranger, à se ressembler, à se retrouver dans des options qu’elles ont dû admettre comme plus évidentes ou plus adaptées. Autre qualité, les options prises relèvent d’un accord général, qui passe sous silence les premières estimations moins orthodoxes ou plus divergentes, si les décisions peuvent être adoptées par un ensemble qui se retrouve miraculeusement confondu ou aligné, participant d’une seule et unique voix au projet d’action ou de résolution. « Adopté à l’unanimité ! » : Quelle réassurance pour les promoteurs et les dirigeants, pour les animateurs et les permanents, qui pourront développer les intentions, - et développer par la même occasion leur champ d’influence- avec la caution et la garantie qu’ils sont portés et représentants, envoyés et éponymes, soutenus par la force que donne le consensus et l’alignement !
A contrario, la présence d’une dissonance dans la différence qui s’installe et se revendique, fera dysharmonie, entraînera un différend, et aboutira au conflit. Du désaccord à la rupture, s’enchaîneront luttes et confrontations qui n’auront d’issue que la défaite des uns en face de la victoire des autres, au pouvoir renforcé et plus intransigeant. Il peut être alors pertinent de vouloir éviter les conflits.


Confluences sociétales

A y regarder de plus près, le conflit est inscrit dans le processus vital et relationnel comme le piment fait partie de la sauce. Il commence avant la naissance, entre spermatozoïdes, pour ne s’achever qu’avec la fin de la vie. Il appartient à tout apprentissage, quand sont remises en questions les anciennes connaissances qu’une information ou une expérience nouvelle vient contester, enrichir ou dépasser. Il peut opposer le père et le fils, lorsque les méthodes ou les recettes de l’un ne sont plus adaptées, et ne répondent plus aux demandes et aux exigences du deuxième. Il peut diviser une famille, quand les unions sont mises à mal par les dissensions interindividuelles. Mais il peut également être révélateur d’entente ancestrale et de solidarités profondes, que ne touchent en rien les parodies que peuvent jouer l’un ou l’autre descendants,  en piqûres qui ne blessent que l’épidermie et rappellent le défoulement nécessaire : ainsi fonctionne –t-il dans les familles à plaisanteries de certaines ethnies africaines.

Résurgences et innovations

Nous pouvons alors interroger la pertinence de la question ; faut-il prévenir les conflits ?
Oui, s’ils ne sont qu’aboutissement de différends et provoquent violences et exclusion, destruction et négation. Les éviter et garantir un moindre mal, à ceux qui seront entraînés dans la démission, la dépendance et la domination, les éviter et se satisfaire du suivisme et de l'acculturation ; mais sans illusion, et sans confondre un état d’absence de conflit avec un état de paix, qui ne peut être qu’un processus inabouti, une recherche continue et bi-dimensionnelle, celle de la paix intérieure qui rend fort et serein, et celle, extérieure, qui permet aux collectifs d’avancer dans la recherche du mieux vivre et du sens de la vie.
Non, si le conflit, d’opinion ou d’intérêt par exemple, peut être compris comme révélateur de pratiques culturelles ou sociales différentes, qui peuvent s’entr’apprendre et se conjuguer. S’il peut être vecteur de changement, après avoir été explicité, analysé, et dépassé, s’il peut amener à la conscience des individus et du groupe qu’une interdépendance existe, entre les intérêts de la collectivité et ceux des individus, et que nier les uns c’est s’attaquer aux autres, privilégier les uns c’est dénaturer les autres, et les renvoyer dans les aires du mépris et de la frustration.

De la différence des objets à la  distinction des sujets

Il s’agit donc de prévenir tout en valorisant ce que peut amener un conflit maîtrisé, objectivé, et dépassé. Ce qui fait l’intérêt de cette perception du conflit est justement qu’il puisse être regardé, et traité comme un apprentissage et une refondation, celui et celle de la démocratie. Si en effet les relations conflictuelles peuvent avoir une valeur positive, c’est bien d’en appeler à ce que représente la démocratie. Une démocratie qui échapperait au modèle diffusé par l’hellénisme et récupérée par l’occident, et dont le fonctionnement s’apparente plutôt à celui de l’aristocratie, ou d’une ploutocratie, dans lesquelles le pouvoir de décider et de légiférer est investi par une minorité responsable, bouleutes s’arrogeant le droit au nom d’une représentativité plus ou moins légitime, de s’occuper de politique et de procéder par ostracisme aux inclusions et aux exclusions qui les avantagent.
 Une démocratie dégagée des pesanteurs historiques qui l’ont vu s’édifier en utilisant les services de métèques et d’esclaves, importés ou colonisés, et en les écartant dans le même temps de tout pouvoir, de toute expression et de toute représentation. Une démocratie dont l’un des fondements majeurs et le plus progressiste est justement la possibilité donnée à chaque opinion de se dire et d’être entendue, de se négocier et d’être défendue, une démocratie qui porte en elle la potentialité du conflit, dans la mesure où la confrontation peut s’installer et qu’elle n’est pas obérée, parce qu’elle renvoie à la différence et à l’altérité.
Une démocratie comme modèle de société dans laquelle les diversités deviennent des atouts, qui ne peuvent être réduits aux acquêts, dans les espaces fusionnels de l’assimilation et de la dépendance.
 Il en va de la cohésion du groupe, il en va de notre responsabilité. Respecter les différences, donner la parole et accompagner les actes jusqu’à les reconnaître comme porteurs et témoin de l’exercice de l’altérité. La société civile et les associations qui la représentent peuvent être alors interpellées dans une triple mission. Leur existence répondra à un triple enjeu :
  • utiliser la tradition comme un héritage et un référent identitaire, destiné à s’affirmer et à se reconnaître, dans une fidélisation des acquis et l’ouverture aux possibles et aux enrichissements ;
  • inscrire les contextes situationnels comme liens structurants et déterminants dans les espaces et les temporalités des quotidiens ;
  • bâtir les projets de la réflexion et de l’action comme devant s’auto-construire en complémentarité et en synergie.

Nous serions alors devant une utopie à construire, entre prophétie et médiation :
  • un témoignage tout d’abord, qui est aussi rappel du devoir de justice, du respect de la dignité humaine et de l’engagement ;
  • une position de veille, également, dans une disponibilité qui informe, explique et permet le dépassement des controverses, d’où ne sortiront ni vainqueurs ni vaincus, mais des partenaires convaincus d’un bénéfice à partager.

Il s’agit donc bien de dynamique d'animation et de prévention. En effet, s’il n’existe pas de société analphabète, pas plus que de société sous développée, nous pouvons nous laisser enfermer dans un illettrisme social : ne plus savoir lire et interpréter les messages des exclus amène très vite aux ruptures, aux discriminations et donc au conflit. Il reste donc à se donner les moyens de nos ambitions, création de réseaux, évaluation des pratiques, apprentissages actifs et refondation : nous n’avons d’autres alternatives que l’aventure et la création ; sans prise de risque, pas d’innovation ; cette zone d’incertitude est le prix à payer pour sortir de la myopie, de l’attentisme et du mutisme. Tout changement a un coût ; parions sur la mobilisation citoyenne et attachons nous à accompagner son éducation.


Conclusion : culture humaine et idiotisme culturel

Nous sommes, espérons le, maintenant mieux en mesure de saisir l'enjeu que représente un rassemblement tel que celui auquel nous participons.
En effet, le projet interculturel, s’il veut se réclamer d’une pertinence, devra tenir compte de la variété des situations et des positions représentées dans les nombreux contextes du quotidien qui nous occupent et dans lesquels nous inscrivons attitudes, comportements et aspirations. Tenir compte voulant dire ici interpeller, accompagner et légitimer, il dépend de nous de faire de ces rencontres multiples avec des altérités, plus ou moins fortes ou plus ou moins cachées, des lieux d'apprentissage, d'innovations ou de ressourcements. Refuser d'observer et de questionner la différence, dans les usages ou les principes, pour ne se fier qu'à la somme des représentations majoritaires du groupe auquel nous pensons appartenir, et sur lesquelles se fondent les interprétations et leur logique d'actuation, c'est regarder la culture comme un bien acquis par héritage et transmission, inaliénable, et à préserver d'influences exogènes néfastes et mortifères. Le dissemblable rejoindra alors très vite l'étrange et l'inabordable, et les seules perspectives d'action renverront à des stratégies de déni et de préservation.
Si au contraire, nous admettons que la culture est la partie la plus constructible de l'identité, parce qu'elle est le premier axe d'affirmation de la personne, et que cet axe est en continuel développement, dans une dynamique dialectique d'appels et de réponses,  nous serons en mesure de progresser dans la découverte de notre capacité d'auto-construction. Cette auto-poïèse, déjà interpellée par les biologistes, pourrait être en fait le paradigme fondateur de la culture humaine, autrement dit le principe exemplaire de la différence avec "l'animale nature". Il n'y aurait donc plus ni cultures nationales, ou régionales, générationnelles, ou intellectuelles, séparées par des histoires ou des partitions spécifiques, mais une unité fondamentale de laquelle pourrait se réclamer chaque individu, dans sa recherche du beau et du bien, ses apprentissages et ses questionnements.
A ceux qui se disent chef de projet, éducateurs ou animateurs, il reviendrait alors la charge, la mission et la responsabilité, d'engager les uns et les autres, à travers une utilisation avertie des héritages et des savoirs, à construire leur propre et spécifique identité, dans le respect curieux et intéressé des autres expériences et des autres vécus.                                                                                                         


HVG- Université de Strasbourg
Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la Communication
LISEC, EA 2310



Paru dans « L’interculturel dans tous ses états »2013, dir. Karine M.C. et Marc Weisser
 édit ; Orizon-université.


[1] Paul Ricœur, 1994, « Éthique et responsabilité » textes réunis par J.-Ch. Aeschlimann Neuchâtel, la Baconnière, Coll.: « Langages »,
[2] Montaigne, Michel de. Les Essais, Éditions de P. Villey, Paris :PUF, 1924. Essais, III, II, p. 805
[3] Edward Burnett Tylor, 1871, “Primitive culture”, Gordon Press (1974)
[4] Claude Lévi Strauss 1952, Race et Histoire, Paris, UNESCO.

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