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L’entreprise, les ingénieurs et les sorciers: Dépendances, distances et médiations…



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                                                                                                                                                                                                                                                à mon père     


              « Tous les métiers plaisent autant que l'on y gouverne et    déplaisent
              autant que l'on y obéit [...] et tout homme     préférera un    travail difficile                                     où il invente et se trompe à son gré à un travail tout uni mais selon les                           ordres. Le pire travail est celui que le chef vient troubler ou interrompre ».
                                                                                     Alain, Propos sur le bonheur.
                                                                                               
                                                                                                                                                          
Introduction.

Le contexte professionnel est un des lieux les plus concernés par la mobilité croisant la diversité des construits identitaires. C’est par là même un espace privilégié pour y voir conjuguées  distance et affectivité, c’est à dire se déplacer entre  paradigme et syntagme, référence et différentiel. C'est également un temps pendant lequel peuvent s'exprimer différentes figures du sujet.
Les identités professionnelles se construisent dans la distance, celle qui sépare des individus dans leur quotidien professionnel, parce qu’ils sont placés à des lieux différents de la hiérarchie ou qu’ils ont des activités différentes (Sainsaulieu 1997). Chacun est repéré comme participant  ou dépendant d’un système qui classe, organise et sépare les personnes, selon les services qu’elles peuvent rendre et les tâches que l’on peut attendre qu’elles réalisent. La distance évoquée ici est donc d’emblée à multiples dimensions, sociologique, politique, psychologique et symbolique. Ces caractéristiques s’entrecroisent et s’entremêlent dans les différentes situations et relations appartenant au contexte professionnel, elles ont chacune quelque chose à dire sur la distance, et à se dire, en dépendance et complémentarité réciproque: elles participent également d'une expressivité émotionnelle qui bouleverse les cadres référentiels et organisationnels, dans leur prétention à la rationalité.
Nous proposons de montrer que la notion de distance s'inscrit également dans une perspective compréhensive de l'invention du sujet (Nancy, 1993) et peut devenir un concept opératoire, c’est à dire être un indicateur ou servir d’instruments de mesure des postures individuelles et collectives dans la situation de travail.

Nous espérons en effet montrer qu’outre le fait qu'elle permette d’analyser le degré d’aliénation de l’agent [Marx, 1867]  ou  d’autonomie de l’acteur [Crozier 1973], elle peut être objet utile et utilisé pour des effets croisés, en ceci qu’elle permet ou empêche celui et celle auxquels est confiée une tâche, de se situer comme « assignés à résidence » en observation d’une consigne [Rosner 1981][1], producteurs de sens [Bourdieu 1980] ou porteurs d'un désir d'affirmation d'une subjectivité (Ritter, 1997). Pour ce faire, seront décrites et interrogées  des situations qui questionnent la distance, et les ressources utilisées pour  la transformer, pour la supprimer parfois, en conjonctures et en exceptions, ou pour la renforcer. 

Terrain de la recherche ;

Quelques pratiques de formation continue dans 3 entreprises (automobile, hôpital, textile), et 2 réalisations d'audit (télécommunications, formation) ont suscité un intérêt grandissant pendant les trois années d’une mission qui a permis de questionner le dispositif organisationnel de l'entreprise dans son caractère opératoire  et adapté à l'ensemble des salariés. Dans les entreprises visitées, les pratiques et principes de productivité, référés à des profils de poste et des référentiels/différentiels de qualification semblaient tenus en échec dès que survenait dans un atelier ou un service un évènement (Kairos) dont le caractère imprévu  bousculait les références traditionnelles aux compétences et aux responsabilités.


Cadre théorique ;

L'analyse des pratiques observées prendra appui sur deux références théoriques, l'interactionnisme, et l'ethnométhodologie. Pouvant être repérés comme participant du premier axe, M. Crozier et E. Friedberg analysent le rôle et la posture de l'acteur, dont la stratégie est de se construire une posture dans un espace collectif, en utilisant davantage les atouts et les espaces relationnels à disposition, et moins la réponse aux attendus prescrits. Intervient ici la notion de zone d'incertitude [Heisenberg], (espace –temps), qui fait obstacle à l'efficacité d'une opération non déterminée par les règles habituelles de fonctionnement, et impossible détermination de l'activité de l'acteur qui se détourne ou transgresse ces mêmes règles en masquant l'objectif réel de son action. Ce comportement imprévisible des acteurs réduit le pouvoir de celui/celle qui édicte les règles et renforce leur capacité de négociation.
Autre référence, celle d'Erwin Goffman, qui en appelle à la reconstruction du quotidien, et analyse la diversité agissante des interactions en œuvre dans les situations quotidiennes, dans leur dépassement d'un mécanicisme qui supposerait une intériorisation mécanique et fonctionnelle des normes. « L’individu, dans une perspective sociologique, est un un être capable de distanciation, c’est-à-dire capable d’adopter une position intermédiaire entre l’identification et l’opposition à l’institution, et prêt, à la moindre pression, à réagir en modifiant son attitude dans un sens ou dans l’autre pour retrouver son équilibre » (Goffman, 1961).
Enfin, Yves Clot, pour lequel sont à l'œuvre dans les situations de travail, des intelligences multiples, qui analysent les contextes professionnels en les reliant dans un aller et retour continuel entre activité  prescrite, réelle et réalisée. "Entre tâche prescrite et activité réelle, l'individu au travail produit le sens de son action en même temps qu'il recherche une "efficacité malgré tout". Loin de toute logique figée de l'expertise ou de la "ressource humaine ", la compétence réelle se construit dans les interstices de l'organisation du travail"(Clot, 2008).
Deuxième cadre théorique, l'ethnométhodologie, fondée par Harold Garfinkel et utilisée dans l'analyse des activités quotidiennes. Selon lui, cette analyse renvoie à "un  phénomène fondamental, la réalité objective des faits sociaux en tant qu'accomplissement continu des activités concertées de la vie quotidienne des membres qui utilisent, en les considérant comme connus et allant de soi, des procédés ordinaires et ingénieux, pour cet accomplissement" (Garfinkel, 1967).

Approche notionnelle: de haut en bas, distance et différenciation.

D’une part, l’entreprise[2] se définit aujourd’hui par de multiples identifiants qui participent de sa visibilité et de sa complexité. Elle se donne à voir en effet  en des bâtiments immenses et nombreux, qui occupent lieux et territoires à l’orée des forêts et aux périphéries des villes, ou se contente d'apparaître en des échanges d’informations et d’injonctions qui se rient des espaces tangibles ou contrôlés et s’organisent en virtualité à partir de ce qu’on appelle les nouvelles technologies.
Pourtant, qu’il soit question de mondialisation ou de décentralisation, décloisonnement ou délocalisation, il semblerait que l’indicateur premier du fonctionnement de l’entreprise est bien jusqu’à maintenant, et nonobstant les essais coopératifs ou autogestionnaires[3], la distance existante. Cette distance est celle qui existe entre ceux qu’un destin a pourvu d’un capital, et ceux/celles qui pour vivre sont contraints à vendre leur  force de travail. Le patron, seul ou associé, en costume d’actionnaire ou de chef de chantier, est bien ici un personnage central dont le rôle est de faire accepter à ses collaborateurs ou à ses salariés, qu’ils doivent donner et qu’on leur rendra. Les ouvriers, ou salariés sont bien là, employés de la périphérie, dont le rôle est de faire tourner ménage et manège, le premier parce qu’ils ont conclu avec lui un pacte nourricier et d’éducation, le deuxième parce qu’il faut que « ça » tourne et que « ça » gagne.

Il existe en outre des presque-patrons qui se meuvent dans les alentours du chef d’entreprise, et qui sont associés à certaines décisions tout en ayant la responsabilité de répondre à presque toutes les questions. Ces cadres ayant le dynamisme de la compétence et de la croyance (Le Goff  1996), participent à des formes de redistributions qui les confortent dans leur rôle et dans leur mission. Leurs positions et leurs comportements permettent de plus de vérifier la pertinence de ce qui était annoncé plus haut sur la double importance du contenant et du contenu dans la relation, et donc dans la distance. Au message qu’ils annoncent et qui leur garantit un premier stade de légitimité vient alors s’ajouter le massage. Ils sont en effet d’autre part placés dans l’entreprise en des lieux qui disent la distance, séparés d’autres locaux occupés par le grand nombre, logés en étages à plus grande proximité du ciel [ainsi appelle –t-on le bureau directorial dans certaines entreprises], et utilisent les instruments de la différence  et de la différenciation, en vestiture[4] et investiture. Du costume professionnel à la terminologie, ils ont à leurs services différents moyens qui les authentifient dans leur rôle d’encadrants et leur donnent légitimité et visibilité. 
Tout ceci se passe, et sans trop de variations, dans les  temps et les espaces qui font l’ordinaire de la vie au travail. Plus précisément et plus simplement, la distance est donc là très présente, à tous les moments et à tous les tournants, en habits, habitats et habitudes.

Le patron, personne individuelle ou multiple, physique ou virtualisée, est entouré d’agents qui satisfont aux exigences diverses de la survie ou du développement, de l’affaire, de la boutique, du consortium, ou du pôle d’activité. Les uns, sortis diplômés des instituts de formation supérieure, et les autres rentrés très tôt dans les ateliers de la mécanisation  manuelle  et la technicité de surface. Les premiers sont au management ce que la source est à la vie, les autres sont à l’entreprise ce que l’oxygène est à la survie : indispensables et pas toujours conscients de l’être, mais séparés les uns des autres par de multiples barrières et de nombreux enchaînements.

Approche actancielle, l'émergence du sujet: Ingénieurs et sorciers.

Il est des situations où cette distance est rompue, où sont déjoués les attendus des positions et des qualifications; des situations où les compétences surgissent de  lieux étranges, que l’on croyait occupés jusqu’alors par la routine et la répétition. Il est des moments où s'établissent des relations qui font oublier les codes réglementaires, et pendant lesquels l'inexpressivité des affects fait place au jeu de la surprise et du frisson. Alors les distances sont à renégocier, et il devient impossible pour les uns de continuer à « garder ses distances », comme l’école le leur avait appris dès leurs jeunes années, et pour l' autre de « tenir ses distances », comme le lui avait enseigné la même école, mais relayée par une autre famille, dans la sérénité de son positionnement  social et culturel. Ces situations requièrent en effet des uns et des autres qu’ils se re-lient, qu’ils se rapprochent, pour s’unir dans une recherche de solution à un problème, un arrêt de la production suite à une panne par exemple.
Les ingénieurs sont parfois en butte à des phénomènes de résistance de la machine, ou de la matière, que leurs livres et techniques apprises n’avaient pas prévus, et qui déséquilibrent l’ensemble du système qu’ils ont la responsabilité de faire répondre aux exigences du plan de productivité. Il se peut que s’emballe ou renâcle un outil des plus performants, et que la technique contenue dans les  méthodes et formules de maintenance et de réparation s’avère inopérante et non avenue.
A ce moment, en cette occasion, une des caractéristiques majeures du monde du travail, ou plus pragmatiquement, de l’entreprise, c'est à dire la différence entre les savoirs théoriques et techniques, et les savoirs d’expérience, est inutilisable. Il est alors fait appel à la réduction voire la négation de ce qui fait distance entre un savoir d’état, et une expérience de fait. La qualification, évaluée et éprouvée, dans les axes de la reconnaissance sociale et professionnelle marque le pas devant des compétences acquises par les pratiques conjuguées des quotidiens. Les ingénieurs font appel aux sorciers.
Ces sorciers sont déjà là, mais ils se cachent sous les masques d'une main d'œuvre employée à des tâches qui ne nécessitent généralement qu'une qualification minimale, ou très polarisée sur quelques gestes professionnels, et qui investit dans l'entreprise surtout du temps et peu d'idées. Ce ne sont donc que ces références généralistes et objectivables qui sont mises en avant lorsqu'ils sont approchés par les contrôleurs, les contremaîtres et les responsables des productions et de la gestion. Les relations qu'ils entretiennent entre eux, et avec d’autres, sont le plus souvent de l'ordre de l'évasion et peu de la reconstruction, identitaire par exemple : peu syndiqués, peu sensibles aux mouvements et aux associations, ils participent d'une vie sociale réduite aux acquêts, et aux aguets, c'est à dire à un habitus dominicale du lavage de voiture et du pari urbain.
Ces représentations sont bien évidemment grossières, elles s’inscrivent dans la logique de l’organisation productive taylorienne, et renforcent au quotidien, par leur côté mutilant, des attitudes de démission et de soumission (Segal, 2009).
Or il n’est pas certain que ceux qui les subissent n’aient pas intérêt à les faire perdurer. Ils peuvent ainsi organiser dans leur vie au travail des lieux et des temps, à distance, c'est-à-dire selon des modalités dont une partie est la face active, cachée et ignorée des hiérarques  chargés de veiller à leur santé[5] professionnelle, pour se retrouver en utilisant justement la distance existante entre eux et les autres, et s'approprier territoires, paroles et moyens. Ainsi, lorsqu’il est fait appel à eux pour répondre à des situations problématiques pour l’entreprise, ils peuvent apparaître en différence et révèlent des compétences beaucoup plus fines et diversifiées que pouvaient le laisser supposer les actes ordinaires accomplis par eux dans les temps de maintenance, par exemple, ou de réponse à des questions demandant un retour rapide sur le fonctionnement de l’outil. Les techniques employées alors pour résoudre le problème sont elles aussi différentes de ce qui est ordinairement reçu comme pertinent et utile, voire utilisable : Autre distance qu’ils ne créent pas de facto pour l’événement, mais qui ne pouvait se dire parce qu’elle s’inscrit d’emblée comme contestataire de l’appareillage coutumier des méthodes, des processus et des résultats. Cependant, à partir du moment où la situation est porteuse de blocages qui mettent en échec les procédés habituels et les procédures apprises, seul le résultat compte et toutes les approches sont sollicitées…et reconnues.

Distance et émotivité: De la distance induite à la distance construite
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A la question « comment faites vous pour réduire une panne? », posée par un responsable de formation à des ouvriers de l'automobile, (Grosclaude, 2003), ils répondent : "avec le nez". Les agents de maintenance d'une grande entreprise de l'Est[6], résument par ces trois mots l'ensemble des perceptions auxquelles ils font appel. Ils ne réussissent en effet qu'en utilisant tous leurs sens, ils regardent, écoutent, touchent et goûtent, pour parvenir au résultat, et cultivent d'autre part une attitude de soupçon, toujours en état de veille, pour devancer la panne, et se mettre à l'éviter, même s'ils arrangent ou "bidouillent" un fonctionnement parfois différent ou contraire à la règle. Remettre en état devient donc également réinstaller, améliorer, mais aussi acquérir une nouvelle expérience, un nouveau savoir, et donc une nouvelle compétence. Double bénéfice pour l'entreprise qui se retrouve avec un outil réparé, réaménagé, voire réinventé, et des agents en auto-formation continue, dont la spécialisation se confirme et grandit à l'ombre de la machine et de l'outil grâce à l'utilisation de leur capacités sensorielles et d'émotivité. Double méprise aussi, dans la mesure où la perception habituelle sur laquelle est dessiné le profil de poste de l'agent de production et de maintenance ne renvoie pas à tant d'investissement et autant de capacité :
- Les objectifs énoncés par l'entreprise dessinent une qualification mécanique qui devrait s'appliquer à la résolution de problèmes considérés comme exceptionnels, et dont les solutions restent très simples eu égard à la complexité des machines utilisées. C'est ainsi que les qualifications sont souvent enregistrées comme inversement proportionnelles au degré de complexité de la machine outil. On a peu d'estime pour l'investissement créatif dans cette sphère du travail industriel, et rien n'invite les agents à mobiliser autre chose qu'une conformité à la norme.
- Si, au fil des activités quotidiennes, la géographie complexe des entrelacements sensitifs,  émotionnels et cognitifs est ignorée, que sait-on du processus pendant lequel s'élabore une réponse à un accident, prévisible ou survenu ? On sait la distance existante entre l'utilisation faite des machines complexes, parfois largement en deçà des services potentiels que ces outils pourraient rendre, comme le remplacement de l'homme pour l'exécution de différentes tâches (Friedmann 1977), mais que dire et comment rentrer dans l'histoire des interactions existantes entre l'homme et "sa machine", et la "connivence" parfois surréaliste qui ressort du cheminement commun au service de l'entreprise?
Ainsi, ceux que certains de leurs collègues appellent les bidouilleurs sont connus pour demander et donc obtenir des machines avec lesquels ils travaillent, des résultats dépassant les attentes ordinaires. Nous retrouvons ici les analyses réalisées par les sociologues du travail lorsqu’ils s’intéressent aux comportements des acteurs dans les entreprises, en signifiant les degrés de dépendance, aliénation ou autonomie[7]. Selon ces analyses, les groupes convoqués dans cet écrit représentent  un haut degré d’autonomie, dans la capacité qu’ils ont à choisir leur méthodes de travail, leurs séquences, la capacité à se donner un rythme et un espace d’intervention …Il semblerait donc également qu’à ce degré d’autonomie s’ajoute une perception forte de leur utilité professionnelle, et de leurs compétences, partagée par ceux qui s’inscrivent généralement sur des marches plus élevées de la hiérarchie. La différence entre les deux est peut-être que les premiers sont créateurs de cette identité qu’ils se construisent à distance des représentations ayant cours dans leur espace d’activité, mais qu’ils affirment dans le contexte d’une micro-culture[8]leur permettant assises et reconnaissance, stratégies et projets. La partition émotionnelle qu'ils jouent vient en appui de cette construction identitaire. Les seconds sont appelés d’office à être ordonnateurs et managers ; ils sont dans l'impossibilité d'expliciter sentiments et émotions, sympathies et agressivité…conscients qu'ils sont d'un pouvoir qui doit se dire à travers une autorité responsable et une équanimité. Mais dans leur cas, la plus value qu’ils tirent de leur statut et de leur compétence ne peut leur servir qu’à négocier avec les agents qui servent sous leurs ordres et dont ils sont  paradoxalement dépendants.

Ainsi, la distance repérée comme uniquement dépendante des fonctions et des tâches peut être mouvante et plus ou moins construite ou déconstruite dans des situations qui demandent que l’on puisse faire appel à toutes les compétences et à tous les savoirs. Elle peut également se retrouver renforcée et utilisée par ceux là mêmes qui paraissent y être contraints, pour défendre des perceptions, des croyances ou des acquis.



De la distance érigée en stratégie.

Autre cas, celui où la distance est créée pour signifier un déséquilibre, un décalage ou un désaccord. Certaines situations, partagées par des collectifs au travail, relèvent également de la surprise et de l'inattendu, sans toute fois être semblables à celles auxquelles nous venons de nous rapporter. Leur logique interne de développement et leur évolution peut mettre en péril l’équilibre socio-affectif acquis par un groupe partageant un atelier ou une tâche à l'intérieur de l'entreprise. Elles seront gérées par le groupe de façon à préserver cet équilibre. Celui-ci est en effet généralement lié à des pratiques de sauvegarde d’un espace et d’un temps échappant aux contrôles et aux dispositions normatives, et occupé à des actes ne relevant d'aucune référence contractuelle. Le microcosme construit peut parfois être en danger, et la communauté d’intérêt qui le gère et qui l’occupe va alors réagir pour le défendre. La stratégie employée sera de recréer les moyens de se distancer des pratiques habituelles  renvoyant à une maîtrise de l’espace-temps et de l’outil. Elle pourra être également de renforcer une insertion reconnue dans le champ plus général des différents ateliers de l’entreprise, par des pratiques de protestations, oublieuses des acquis d’expérience ou coutumières, et  un déplacement  des positionnements et des activités. Sans arrêter la machine, par la grève par exemple, il est des moments ou une autre utilisation des compétences peut s’affirmer comme déstructurant pour la production et non contrôlable par la hiérarchie.  L'exemple ci-après devrait éclairer mon propos.

J'ai été appelé à réaliser un audit par l’encadrement d’une société d'état pour laquelle il était prévu un début de privatisation. Ce travail se fit dans des conditions assez particulières, dans la mesure où les rumeurs avaient très vite remplacées les informations, et où chaque groupe professionnel s'autorisait de la production de ces bruits qui, ajoutés les uns aux autres, faisaient de l'entreprise un espace de cacophonie et d'incompréhension.
Un problème existait, pris très au sérieux par la hiérarchie. L'entreprise avait embauchée les trois dernières années quelques ingénieurs qui devaient lui permettre de passer d'un statut à l'autre en souplesse et en légèreté. Or certains des employés faisaient de la résistance, et refusait de rentrer dans la perspective de la vente de l'entreprise au "privé". Cette résistance se manifestait par une sorte de grève du zèle, en particulier lorsqu'il s'agissait de maintenance et de réparation de l'outil. Les ingénieurs, peu coutumiers du fait, étaient incapables de gérer des questions liées aux  relations et au collectif. Ils étaient préparés à une organisation du travail référée aux différents types d’utilisation d’une main-d’œuvre à encadrer, guider et diriger, mais n’avaient pas de savoir- faire pour débloquer des situations-problèmes alimentées par ceux là même qui auraient dû faire appel à eux pour en sortir. Les recours aux syndicats n’ayant pas eu de meilleurs résultats, la direction de l’entreprise était résolue à appliquer les sanctions prévues dans les cas de non respect des consignes d’activité et de productivité.

Les constats que j’ai pu tirer de mes observations et d’une analyse compréhensive de cette situation, étaient de deux sortes. En premier lieu, il était intéressant de regarder de plus près ce qui pouvait apparaître comme déstabilisant pour l’organisation dans le phénomène collectif d’application stricte de la réglementation[9]. Il semblait à priori paradoxal que l’exécution littérale des attendus puisse générer tant de problèmes et un  déséquilibre qui mettait en péril la suite prévue et souhaitable de la vie de l’entreprise. En effet, la grève du zèle se manifestait  par des comportements qui abolissaient toute distance entre ce qui était demandé et les actes destinés à y répondre. Ainsi les mécaniciens effectuaient la réparation ou le contrôle d’une machine dans le respect le plus total de la règle, tout était démonté, vérifié, remis en état, sans qu’intervienne à aucun moment l’investissement individuel du vérificateur qui permettait  raccourcis et gain de temps, en regard averti sur une potentielle avarie ou un possible défaut de fonctionnement. Seule persistait l’application devenue « bête et méchante » de la consigne, entérinant la disparition de la personnalisation et de l’individuation dans un surprenant effet déstabilisateur et déstructurant. Le temps passé à défaire et remplacer la pièce était en effet bien supérieur aux pratiques habituelles de réparation et de maintien. Les machines-outils devenaient donc inutilisables pour un temps plus long qu’elles ne l’avaient jamais été, ce qui grevait dangereusement les productions de services attendus. Autre conséquence, les employés travaillant avec ces machines et responsables de cette production se retrouvaient du même coup immobilisés et improductifs.
J’en tirai deux conclusions : Tout d’abord il semblait  que l’effacement de la distance existante entre ce qu’on demande et ce que ça produit, autrement dit, entre le prescrit et le réalisé, provoquât une faille qui se creusait au fur et à mesure des actes posés, et rendait compte d’une réalité tout autre que celle habituellement admise en premier débat, à savoir qu’il faut faire ce qui est demandé pour que les choses avancent. En deuxième lieu, il était probant que cette distance se révélait en fait indispensable à la bonne marche de l’entreprise, et que son impossible gestion par l’encadrement, pouvait être du même coup interprété comme un aspect positif du management.

Le deuxième constat renvoyait l’entreprise à son organisation. Il semblait avéré que non obstant le fait que postes et responsabilités soient distribués selon des critères objectifs de qualifications et de compétences, il était important de considérer que toute organisation ne vit ou ne survit que dans la mesure où les actes qui la nourrissent peuvent prendre appui sur une liberté de faire et d’entreprendre (Segal, 2009). Que par ailleurs elle doive mobiliser positivement autant les ressources émotionnelles que cognitives, dans la mesure où cette liberté renvoie aux initiatives individuelles, mais à des stratégies collectives également,  qui sont de l’ordre de la solidarité et de la mise en place d’un réseau à l’intérieur d’un ensemble plus vaste. Et enfin, qu’en supprimant ce qui reste à l’individu ou au groupe solidaire, de distance entre  le prescrit et les conditions de sa réalisation, on supprime du même coup ce qui fait la vie et la marche, en arrêtant la progression permise par l’initiative et l’inventivité (Schwartz, 2007). Il fallait donc déplacer la priorité et considérer la périphérie comme pouvant être parfois au centre, et utile à la redéfinition de ce dernier. Les détails, appelés ainsi par les esprits peu enclins à mettre en question la trop évidente nécessité de la soumission à la consigne et à la procédure, ces détails prenaient pour le coup une importance insoupçonnée, qui grossissait  dans la durée. Respecter la distance existante entre ce qu’on demande et ce que ça demande, devenait le deuxième adage dont j’aurais aimé convaincre l’entreprise de la pertinence.
N’était-ce pas en fait ce que craignaient le plus ceux qui s’étaient prononcés, sans conciliabules préliminaires et sans préparations, contre la privatisation ? Ne disaient-ils pas leur désaccord en face de la suppression probable de ce lieu aménageable dans l’entre deux, en postures actives et indépendantes, qu’ils avaient apprivoisé puis conquis pendant de longues années de travail et de résolution de problèmes. Alors même qu’étaient mis en avant, par les interprétants, des questions de pérennisation des contrats, de statuts et de salaire, il s’agissait peut-être d’une stratégie employée par la minorité de blocage, les équipes d’entretien, pour démontrer le souci qu’ils avaient de préserver un territoire et la façon qu’ils avaient de l’occuper[10].

Distance et injonction.

Pour confirmer cette hypothèse de recherche, furent incluses dans la série d’entretiens qui   devaient être réalisés dans le cadre de l’audit, quelques pistes devant me permettre d’aller plus avant dans cette question. Deux phénomènes viennent confirmer mes présupposés. Le fait tout d’abord que la grande majorité des refuseurs, étaient des « anciens » qui n’avaient plus à se poser la question d’un avenir, devenu suite au changement de statut de l’entreprise, problématique. Le deuxième, que ces mêmes agents se savaient détenteurs de « secrets » qu’ils n’étaient pas disposés à confier à de jeunes recrues, surtout si la différence entre eux participaient d’abord d’un double différentiel de compétences, reconnues statutairement mais non éprouvées pour les seconds, jeunes diplômés, et invisibles mais réelles pour les premiers. Ils manifestaient donc la possibilité qu’ils avaient de « tenir l’entreprise entre leurs mains », et la difficulté qu’il y aurait à ne pas faire cas de leur multiples coups de main et techniques, bricolages et intuitions, en donnant la mesure de l’impossible accord entre deux injonctions contradictoires, "sois à toi" et "sois à nous".
« Sois à toi » étant la consigne non dite qui présidait à toutes leurs entreprises, pour qu’ils puissent  les mener avec suffisamment d’investissement personnel mais aussi de plaisir, pour leur garantir succès et réussite. Précisons que cette approche de l’hédonisme comme principe lié à l’efficacité n’est pas négligeable aujourd’hui[11]. Autre injonction, "sois à nous", qui emprisonne les initiatives individuelles ou collectives à l’intérieur d’un préceptorat parfois infantilisant, qui décrit les gestes professionnels et ceux qui ne le sont pas, les techniques reconnues comme devant être suivies d’effets positifs, et les conduites à tenir dans les cas pluriels mais bien circonscrits d’accidents de parcours ou de faiblesse inopinée du rendement mécanique, ou électronique.
Peut-on parler ici d’incompatibilité de deux schèmes d’action distincts, (Lahire 1998), et qui mettrait l’individu en difficulté, en provoquant une double aliénation, celle imposée et celle incorporée ? Imposée par l’impossible franchissement de la distance référée aux  places et aux fonctions,  postures et  responsabilités, et qui empêche d’avoir accès aux informations, et aux décisions. Incorporée jusqu’à la conscience de l’interdit qui récuse les actes venus de l’expression individuelle et de l’expérience, pour ne tolérer que le geste robotisé du singe dressé. L’incompatibilité de ces deux axiomes, qui s’exprime à travers une double injonction paradoxale,[12] réduit  les individus à leur fonction unidimensionnelle (Marcuse1965). L’homme pluriel[13]qui pouvait encore résister en s’engageant comme être de faire, dans notre premier exemple, aux sources d’une action qu’il fortifiait et conduisait à sa mesure, et dans un espace qu’il s’était aménagé, en appropriations successives, ne peut qu’être mis en difficulté. Il va répondre alors en s’écartant de sa pratique, dont Norbert Elias dit qu’elle se situe habituellement entre engagement et prise de distance[14]. La stratégie utilisée renvoie donc à l’adoption de normes hétéro-déterminées qu’il combinera avec ses acquis, mais sans prendre en mesure la distance entre le réel et le prescrit, et sans se situer en opérateur disposé aux re-créations incessantes en cheminements dialectiques et féconds[15].
Il semble qu’il faut ici redonner la parole à  ceux qui ont compris que l’avenir du travail aujourd’hui doit se jouer dans le respect de la distance que s’approprient et dont s’autorisent les acteurs, et pas dans la reproduction à laquelle sont soumis les agents :
 « Les entreprises ne peuvent se créer et vivre qu'en prenant appui sur les dynamiques sociales issues des microsociétés humaines qui les constituent » Il semblerait donc selon ces auteurs qu’il est important pour l’entreprise qui veut se donner les atouts de sa progression et de sa survie, de « Reconnaître et analyser ces faits sociaux qui façonnent les milieux humains de travail, comprendre les initiatives collectives centrées sur la production des biens et des services. »[16]

Complexité de l'évitement et réappropriation.

Un autre axe, perceptible également très fortement dans le monde du travail, s'inscrirait plutôt dans l'invention de poches de résistance ou de détournement. Résistance à un amalgame relationnel par exemple, qui demande à l'individu de se détacher d'une foule par des mimiques comportementales, vestimentaires ou langagières, qui le différencient ou l'isolent, ou transgression face à une dépendance perçue comme dépersonnalisante. Dans ce dernier cas, le plus fréquent dans le monde tu travail, vont se développer des stratégies  qui peuvent surprendre par leur force et leur efficacité. L'entreprise adopte une logique de développement qui ne satisfait pas forcément ceux qui y participent et qui peut même entraîner une insatisfaction telle qu'elle donnera lieu à des comportements de refus ou d'évitement.
Il peut s'agir par exemple de se réapproprier un temps, un espace, ou un geste, pour préserver une identité qui ne peut se satisfaire des injonctions et des pressions à l'uniformité.
La mise place des 35 heures a provoqué par exemple des formes de résistance et d'adaptation qui ont révélé des lieux et des modes de transgression jusqu'alors connus uniquement de ceux les manipulant. L'exemple suivant montre assez bien comment ont pu être redomestiqués un temps et un espace sauvés traditionnellement de la main mise productive  dans une grande entreprise de la région rhénane.
Les temps de travail quotidien  étaient originellement de 8h, heures pendant lesquels devaient être réalisées certaines tâches, calculées par les contremaîtres et les responsables du calcul des enchaînements postés. A l'occasion d'un contrôle, on s'aperçut qu'une heure était détournée de sa finalité première, et qu'elle servait à certaines équipes d'heure de détente et de convivialité, le travail demandé et calculé pour occuper 8h était en effet réalisé en 7h. Il s'agissait de transport de pièces à emmagasiner ou à apporter dans différents ateliers. Ce transport s'effectuait au moyen de voiturettes qui slalomaient dans l'usine, et particulièrement dans les allées du magasin. Les conducteurs réalisaient l'ensemble des allées et retour dans les 7/8 du temps prescrit, en prenant évidemment les risques d'une conduite qu'auraient désapprouvé les assureurs de l'entreprise et les mutuelles.
 La réduction du temps de travail n'entraîna donc pas la réduction d'une partie des charges de transport, la direction ayant estimé que ce qui se faisait en 7 heures pouvait continuer à être assuré dans le même temps. Au bout de quelques semaines l'ensemble des conducteurs avait retrouvé l'heure consacrée à la détente, en transportant la même quantité de marchandises en 6 heures. Ils indiquaient par là l'importance première attribuée à un temps qu'ils s'étaient construits, dont ils pouvaient disposer, et qu'ils voulaient sauvegarder, quitte à prendre plus de risques dans la conduite des véhicules et leur chargement,  dans l'espace banalisé de l'entreprise.
Le temps prend donc une réelle valeur opératoire, et non seulement marchande, exacerbée dans les lieux où ne sont tolérés et justifiés que les polarisations instituées comme utiles et contractuelles. Il est donc maîtrisé et domestiqué en fonction d'une stratégie qui n'appartient qu'à ceux dont on aurait pu penser qu'ils le vivaient en le "faisant passer" pour se rapprocher  au plus vite d'un autre temps, celui du dehors, plus individualisé ou moins encadré, et parfois rêvé.

Invention  et image de soi.

Un dernier axe enfin peut être interrogé, qui mobilise également invention et complexité. Il s'agit de la référence obligée à l'image de soi, à maintenir ou à défendre, à promouvoir ou à nier. Nous appellerons cet axe projectif parce qu'il fait apparaître les non dits d'une relation à soi comme être au travail. En face d'une série de tâches inintéressantes, dont la gestualité par exemple n'est fait que d'une addition simple de quelques mouvements, différentes attitudes peuvent se faire jour, qui vont de la position de repli à la surdétermination. L'automatisme n'a donc pas vaincu l'estime de soi, et le repli peut s'accompagner d'une recherche ergonomique, le "je m'en moque", d'une demande de changement de position ou d'amélioration de l'efficacité gestuelle. Autre attitude, celle qui consiste à rester en retrait en se préservant pour un investissement extérieur grâce auquel se réalisent les intérêts et les désirs. Une troisième attitude existe, dépressive celle là, quand le travail est considéré comme accessible à n'importe qui, et qui fait tache au dehors, jusqu'à obérer les relations et les envies, en enfermement qui peut aller jusqu'à briser le ressort intime d'une vie sociale à renégocier dans le quotidien.
Enfin, il arrive également que ce même type de travail puisse engendrer une  position de surdétermination et de valorisation que d'autres pourraient juger excessive, mais qui redéfinit l'acte comme essentiel à la fabrication du produit, au bon déroulement de la chaîne, à l'équilibre de l'entreprise. L'invention se situera ici dans la création d'un paysage  symbolique qui servira à maintenir l'image de soi, en particulier dans le passage périlleux vers le dehors occupé par un collectif non associé à la production et absent du temps et du lieu de travail.
Chacun investit son être au travail à la mesure de la représentation de soi qu'il cultive et qu'il prend le risque de faire perdurer dans l'entreprise. Le rapport au travail ne peut s'installer dans une neutralité axiologique, pas plus que la main ne peut être séparée de la tête. il n'est besoin pour se le redire que d'écouter certains refrains de manifestants "ils ont nos bras, ils n'auront pas nos têtes".
Pister la complexité est ainsi possible, ailleurs que dans les lieux qui lui sont habituellement réservé, et le concours Lépine est de loin pas le centre géographique de l'inventivité.

Pour conclure.

Je proposais, en posant quelques questions initiales, de montrer que la notion de distance pouvait être élevée au rang de concept mobilisateur puis opératoire, parce qu’elle était un indicateur pertinent de la différence des positions et des statuts, et qu’elle permettait mesure, analyse et construction. Les exemples présentés, et les quelques analyses qui les ont suivis, tendent à indiquer que comprendre la distance existante entre différents corps de métier, ou qualifications, appartenant à une même entreprise, est loin d’être évident, et doive s’inscrire dans une approche de  la complexité (Morin, 1994).


Au titre des constats les plus concrets, on peut relever quelques manifestations apparaissant à partir d’une observation spécifique et décalée du quotidien :
-       une première et double distance apparaît, celle qui sépare les postes et fonctions, et qui dans le même temps renvoie à l’écart existant entre les représentations quasi consensuelles des métiers et des responsabilités, et les fonctions exercées par les acteurs dans l’entreprise.
-        cette distance peut être intériorisée, ou pas, par ceux qu’elle concerne. Dans le cas où elle est intériorisée, il peut s’agir de postures relevant de l’aliénation, dans le cas contraire, elle  peut entraîner des mobilisations tendant à la reconnaissance d’un dû et à différents types de gratification.
-       la distance, d’autre part, peut  évoluer jusqu’à se renverser, en terme de dépendance et de pouvoir, entre la hiérarchie et certains de ses employés. 
-    une distance peut être  un construit collectif servant de paravent à des investissements, qui bien que servant in fine l’entreprise, se cachent et se protègent parce qu’ils ressortent de l’indicible et de l’intransmissible.   
-       une distance également peut être construite, pour préserver des acquis, une certaine idée de l’entreprise, ou encore se présenter comme un refus de cautionner  des orientations ou des décisions considérées comme incongrues, anormales ou impertinentes.

Un deuxième niveau de constats pourrait renvoyer à l’idée que le degré d’autonomie et d’aliénation du travail ne peut être défini en considérant uniquement les positions et les statuts, mais qu’il est important d’en mesurer les modifications qui sont liées par exemple à des situations exceptionnelles, situations imprévues dans lesquelles le choix agissant est supérieur à l’image projeté de la compétence, à celle de qualification également, quand elle est construite par la hiérarchie et une forme de technocratie.
 Il convient de mesurer par exemple le degré d’influence des décisions d’agir prises par les acteurs qui doivent résoudre une situation problème, ou trouver une solution à une difficulté qui dépasse les compétences des experts. Dans ces cas là, les ingénieurs doivent négocier avec les techniciens. En effet, le savoir désincarné qu’ils réinvestissent habituellement dans une logique de pouvoir sur leurs équipes  n’est plus utile à l’entreprise. Leur seul autre axe de survie serait de surinvestir dans la servilité face au grand commandement ou la domination face aux employés, en mettant par là même en danger leur statut. Ils n’ont finalement plus d’autre choix, ce qui réduit significativement leur degré d’autonomie. La situation est inversée pour les non experts, techniciens devenus des sorciers.
En troisième lieu, il est intéressant de revenir à la sémiotique de Charles Peirce, à sa triade et à sa trilogie. La distance évoquée ici est icône, elle est indice, elle est aussi symbole. Ainsi la distance fait signe, elle EST signe, relié à une situation, un contexte, celui  des relations de travail en entreprise. Comme représentamen, les relations impliquant la distance (représentant) sont en lien avec la distance elle-même (l’objet), et son traitement, c'est-à-dire les modes d’interprétation (signe interprétant) (Totschnig, 2000). Nous avons là, je crois,  un modèle permettant une approche à prétention plus holistique de ce phénomène  qui renvoie à la fois à la réalité et à la singularité de positions tenues et entretenues, à la symbolique des ordonnancements sociétaux qui les légitiment et  les renforcent, et aux représentations qui les interprètent et les mettent en scène, dans des appropriations multiples, mouvantes,  parfois irrationnelles et contradictoires, de territoires et de lieux de vie.



Parions pour  en finir qu’un dessin est préférable à un long discours :
   






Distance :      D’après la Triade de Pierce

 



ICONE                                                                                                               INDICE
 


 Relations
de travail dans
l’entreprise
Affectivité
Image de distance   ingénieurs / techniciens
subjectivité
Modes d’interprétation de la distance-
émotions
re
pré
sen
ta
mennbn
objet
D
interprétant
                                                                                                                                                                           





                                                                                                SYMBOLE

HVG - 2012
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[1] Cf. Rosner (M.), cité par M.Liu, pour lequel les dimensions  subjectives de l’aliénation sont l’impuissance, l’impression de non-sens, l’anomie, l’extranéité par rapport à soi-même ; in Liu (M.), Technologie, organisation du travail et comportement des salariés, Revue française de sociologie, XXII, 1981.
                [2] Je définis ici  l’entreprise comme une organisation productrice de biens et de services à caractère              commercial,  social ou culturel.

                [3] On peut penser aux années 70, pendant lesquelles furent gérées certaines fabriques par un         collectif de travailleurs ouvriers refusant de se séparer de leur outil de travail, comme celle de  LIP        à Besançon.
                [4] Néologisme utilisé pour sa parenté étymologique avec investissement et investiture. Se référer ici              aux couleurs des blouses, cols et pantalons.
                [5] Evaluée généralement à partir de critères mesurant le degré d’exécution des consignes. Une autre             forme d’interprétation est possible, de la santé au travail, celle que nous propose G. Canghilem,            « la santé est précisément, et principalement chez l’homme, une certaine latitude, un certain jeu               des normes de la vie et du comportement ; » in, La connaissance de la vie, Vrin, (1965) p.167.                 C’est assurément cette deuxième acception qui permet de renvoyer à la notion de distance, et à sa            construction comme caractéristique du vivant, c'est-à-dire de l’être capable d’une adaptation par     conquête d’une marge d’indépendance par rapport au milieu ; Canghilem, G, (1966), Le Normal et                le Pathologique, PUF
                [6] Entreprise dont l’évolution et l’organisation ont fait l’objet de l’ouvrage de Stéphane Beaud  et                Michel Pialoux, (1999),  Retour sur la condition ouvrière, Ed. Fayard- 
                [7] M. Rosner par exemple, (1974)  « Aliénation, fétichisme, anomie »in Freudo-marxisme et           sociologie de l’aliénation. Paris, Anthropos, P.Dubois, C. Durand, D. Chave, G. Le Maître        (1976) : l’autonomie ouvrière dans les industries de série. Paris, CNRS- univ. Paris VII : cités par             M. Liu (1982) « Technologie, organisation du travail et comportement des salariés » in Revue      Française de sociologie n°22
                [8] Sur cette notion de micro-culture d’entreprise, voir l’article de Michel Liu cité plus haut.
                [9] voir à ce propos , la construction d’un espace d’action collectif analysée par  Philippe Charrier ,               Sociologie des imaginaires professionnels : Le cas des cheminots, (2004) Paris, Zagros.

                [10]Il peut s’agir en effet d’une manifestation des effets de la contradiction entre les prescriptions de             la hiérarchie et les valeurs de l’individu. Cette contradiction  provoquant des attitudes qui              renvoient à une souffrance dont la seule  forme d’explicitation possible dans le contexte en                 question est le refus. Phénomène analysé par Christophe Dejours,
                (1998), dans son ouvrage :  Souffrance en France ,  Paris, Seuil..

                [11]On va même jusqu’à énoncer et décrire les « quatre sources du plaisir au travail,  celles qui        s’organisent autour de la découverte, de l’enrichissement de soi, par le sentiment d’en apprendre              chaque jour davantage et de découvrir de nouveaux aspects de la vie et du monde  ».
                Baudelot Ch. et  Gollac M. (dir.), (2002), Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail                en France, Paris, Fayard,    ch. 8, « Les quatre sources du plaisir au travail », p. 163-190.
                [12] Cf. les travaux de l’école de Palo Alto, Watslawick, Hall, Bateson ou Goffmann, sur le « doble                bind » comme élément paralysant le processus de communication
            [13]  Lahire, B. (1998).  L’homme pluriel. Les ressorts de l’action,  Paris, ,Nathan .
                [14] « on ne peut, de manière absolue, qualifier l’attitude d’un être humain de distanciée ou             d’engagée […]. D’ordinaire, le comportement et le vécu  des adultes se situent sur une échelle à un     point intermédiaire entre ces deux extrêmes »   Elias, (N.), (1993),  Engagement et distanciation.         Contribution à la sociologie de la connaissance , Paris Fayard.
                [15] Schwartz, (Y.), (1994). « Travail et philosophie, convocation mutuelle », p.10-12, Octares ed,   Toulouse.
                [16] Piotet F.et  Sainsaulieu  R , (1996). Méthodes pour une sociologie de l'entreprise,  presses de   Sciences Po.-

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