.
à mon père
« Tous les métiers plaisent autant
que l'on y gouverne et déplaisent
autant que l'on y obéit [...] et
tout homme préférera un travail difficile où il invente et se trompe à son
gré à un travail tout uni mais selon les ordres.
Le pire travail est celui que le chef vient troubler ou interrompre ».
Alain,
Propos sur le bonheur.
Introduction.
Le contexte professionnel est un des lieux les plus
concernés par la mobilité croisant la diversité des construits identitaires.
C’est par là même un espace privilégié pour y voir conjuguées distance et affectivité, c’est à dire se
déplacer entre paradigme et syntagme,
référence et différentiel. C'est également un temps pendant lequel peuvent
s'exprimer différentes figures du sujet.
Les identités professionnelles se construisent dans la
distance, celle qui sépare des individus dans leur quotidien professionnel,
parce qu’ils sont placés à des lieux différents de la hiérarchie ou qu’ils ont
des activités différentes (Sainsaulieu 1997). Chacun est repéré comme
participant ou dépendant d’un système
qui classe, organise et sépare les personnes, selon les services qu’elles
peuvent rendre et les tâches que l’on peut attendre qu’elles réalisent. La
distance évoquée ici est donc d’emblée à multiples dimensions, sociologique,
politique, psychologique et symbolique. Ces caractéristiques s’entrecroisent et
s’entremêlent dans les différentes situations et relations appartenant au
contexte professionnel, elles ont chacune quelque chose à dire sur la distance,
et à se dire, en dépendance et complémentarité réciproque: elles participent également
d'une expressivité émotionnelle qui bouleverse les cadres référentiels et
organisationnels, dans leur prétention à la rationalité.
Nous proposons de montrer que la notion de distance s'inscrit
également dans une perspective compréhensive de l'invention du sujet (Nancy,
1993) et peut devenir un concept opératoire, c’est à dire être un indicateur ou
servir d’instruments de mesure des postures individuelles et collectives dans
la situation de travail.
Nous espérons en effet montrer qu’outre le fait qu'elle
permette d’analyser le degré d’aliénation de l’agent [Marx, 1867] ou
d’autonomie de l’acteur [Crozier 1973], elle peut être objet utile et
utilisé pour des effets croisés, en ceci qu’elle permet ou empêche celui et
celle auxquels est confiée une tâche, de se situer comme « assignés à
résidence » en observation d’une consigne [Rosner 1981][1], producteurs
de sens [Bourdieu 1980] ou porteurs d'un désir d'affirmation d'une subjectivité
(Ritter, 1997). Pour ce faire, seront décrites et interrogées des situations qui questionnent la distance, et
les ressources utilisées pour la
transformer, pour la supprimer parfois, en conjonctures et en exceptions, ou
pour la renforcer.
Terrain de la recherche ;
Quelques pratiques de formation continue dans
3 entreprises (automobile, hôpital, textile), et 2 réalisations d'audit (télécommunications,
formation) ont suscité un intérêt grandissant pendant les trois années d’une
mission qui a permis de questionner le dispositif organisationnel de
l'entreprise dans son caractère opératoire
et adapté à l'ensemble des salariés. Dans les entreprises visitées, les
pratiques et principes de productivité, référés à des profils de poste et des
référentiels/différentiels de qualification semblaient tenus en échec dès que
survenait dans un atelier ou un service un évènement (Kairos) dont le caractère imprévu
bousculait les références traditionnelles aux compétences et aux
responsabilités.
Cadre théorique ;
L'analyse des pratiques observées prendra
appui sur deux références théoriques, l'interactionnisme, et
l'ethnométhodologie. Pouvant être repérés comme participant du premier axe, M.
Crozier et E. Friedberg analysent le rôle et la posture de l'acteur, dont la stratégie
est de se construire une posture dans un espace collectif, en utilisant davantage
les atouts et les espaces relationnels à disposition, et moins la réponse aux
attendus prescrits. Intervient ici la notion de zone d'incertitude
[Heisenberg], (espace –temps), qui fait obstacle à l'efficacité d'une opération
non déterminée par les règles habituelles de fonctionnement, et impossible
détermination de l'activité de l'acteur qui se détourne ou transgresse ces
mêmes règles en masquant l'objectif réel de son action. Ce comportement
imprévisible des acteurs réduit le pouvoir de celui/celle qui édicte les règles
et renforce leur capacité de négociation.
Autre référence, celle d'Erwin Goffman, qui
en appelle à la reconstruction du quotidien, et analyse la diversité agissante
des interactions en œuvre dans les situations quotidiennes, dans leur
dépassement d'un mécanicisme qui supposerait une intériorisation mécanique et
fonctionnelle des normes. « L’individu, dans une perspective
sociologique, est un un être capable de distanciation, c’est-à-dire capable
d’adopter une position intermédiaire entre l’identification et l’opposition à
l’institution, et prêt, à la moindre pression, à réagir en modifiant son
attitude dans un sens ou dans l’autre pour retrouver son équilibre » (Goffman,
1961).
Enfin, Yves Clot, pour lequel sont à l'œuvre
dans les situations de travail, des intelligences multiples, qui analysent les
contextes professionnels en les reliant dans un aller et retour continuel entre
activité prescrite, réelle et réalisée. "Entre
tâche prescrite et activité réelle, l'individu au travail produit le sens de
son action en même temps qu'il recherche une "efficacité malgré tout".
Loin de toute logique figée de l'expertise ou de la "ressource humaine ",
la compétence réelle se construit dans les interstices de l'organisation du
travail"(Clot, 2008).
Deuxième cadre théorique, l'ethnométhodologie,
fondée par Harold Garfinkel et utilisée dans l'analyse des activités quotidiennes.
Selon lui, cette analyse renvoie à "un phénomène fondamental, la réalité objective
des faits sociaux en tant qu'accomplissement continu des activités concertées
de la vie quotidienne des membres qui utilisent, en les considérant comme
connus et allant de soi, des procédés ordinaires et ingénieux, pour cet
accomplissement" (Garfinkel, 1967).
Approche notionnelle: de haut en bas, distance et
différenciation.
D’une part, l’entreprise[2] se
définit aujourd’hui par de multiples identifiants qui participent de sa
visibilité et de sa complexité. Elle se donne à voir en effet en des bâtiments immenses et nombreux, qui
occupent lieux et territoires à l’orée des forêts et aux périphéries des
villes, ou se contente d'apparaître en des échanges d’informations et
d’injonctions qui se rient des espaces tangibles ou contrôlés et s’organisent
en virtualité à partir de ce qu’on appelle les nouvelles technologies.
Pourtant, qu’il soit question de mondialisation ou de décentralisation,
décloisonnement ou délocalisation, il semblerait que l’indicateur premier du
fonctionnement de l’entreprise est bien jusqu’à maintenant, et nonobstant les
essais coopératifs ou autogestionnaires[3], la
distance existante. Cette distance est celle qui existe entre ceux qu’un destin
a pourvu d’un capital, et ceux/celles qui pour vivre sont contraints à vendre
leur force de travail. Le patron, seul
ou associé, en costume d’actionnaire ou de chef de chantier, est bien ici un
personnage central dont le rôle est de faire accepter à ses collaborateurs ou à
ses salariés, qu’ils doivent donner et qu’on leur rendra. Les ouvriers, ou
salariés sont bien là, employés de la périphérie, dont le rôle est de faire
tourner ménage et manège, le premier parce qu’ils ont conclu avec lui un pacte nourricier
et d’éducation, le deuxième parce qu’il faut que « ça » tourne et que
« ça » gagne.
Il existe en outre des presque-patrons qui se meuvent
dans les alentours du chef d’entreprise, et qui sont associés à certaines
décisions tout en ayant la responsabilité de répondre à presque toutes les
questions. Ces cadres ayant le dynamisme de la compétence et de la croyance (Le
Goff 1996), participent à des formes de
redistributions qui les confortent dans leur rôle et dans leur mission. Leurs
positions et leurs comportements permettent de plus de vérifier la pertinence
de ce qui était annoncé plus haut sur la double importance du contenant et du
contenu dans la relation, et donc dans la distance. Au message qu’ils annoncent
et qui leur garantit un premier stade de légitimité vient alors s’ajouter le
massage. Ils sont en effet d’autre part placés dans l’entreprise en des lieux
qui disent la distance, séparés d’autres locaux occupés par le grand nombre,
logés en étages à plus grande proximité du ciel
[ainsi appelle –t-on le bureau directorial dans certaines entreprises], et
utilisent les instruments de la différence
et de la différenciation, en vestiture[4] et
investiture. Du costume professionnel à la terminologie, ils ont à leurs
services différents moyens qui les authentifient dans leur rôle d’encadrants et
leur donnent légitimité et visibilité.
Tout ceci se passe, et sans trop de
variations, dans les temps et les
espaces qui font l’ordinaire de la vie au travail. Plus précisément et plus
simplement, la distance est donc là très présente, à tous les moments et à tous
les tournants, en habits, habitats et habitudes.
Le patron, personne individuelle ou multiple, physique ou
virtualisée, est entouré d’agents qui satisfont aux exigences diverses de la
survie ou du développement, de l’affaire, de la boutique, du consortium, ou du
pôle d’activité. Les uns, sortis diplômés des instituts de formation
supérieure, et les autres rentrés très tôt dans les ateliers de la
mécanisation manuelle et la technicité de surface. Les premiers
sont au management ce que la source est à la vie, les autres sont à
l’entreprise ce que l’oxygène est à la survie : indispensables et pas
toujours conscients de l’être, mais séparés les uns des autres par de multiples
barrières et de nombreux enchaînements.
Approche actancielle, l'émergence du sujet: Ingénieurs et
sorciers.
Il est des situations où cette distance est rompue, où
sont déjoués les attendus des positions et des qualifications; des situations
où les compétences surgissent de lieux
étranges, que l’on croyait occupés jusqu’alors par la routine et la répétition.
Il est des moments où s'établissent des relations qui font oublier les codes
réglementaires, et pendant lesquels l'inexpressivité des affects fait place au
jeu de la surprise et du frisson. Alors les distances sont à renégocier, et il
devient impossible pour les uns de continuer à « garder ses
distances », comme l’école le leur avait appris dès leurs jeunes années,
et pour l' autre de « tenir ses distances », comme le lui avait
enseigné la même école, mais relayée par une autre famille, dans la sérénité de
son positionnement social et culturel.
Ces situations requièrent en effet des uns et des autres qu’ils se re-lient,
qu’ils se rapprochent, pour s’unir dans une recherche de solution à un
problème, un arrêt de la production suite à une panne par exemple.
Les ingénieurs sont parfois en butte à des phénomènes de
résistance de la machine, ou de la matière, que leurs livres et techniques
apprises n’avaient pas prévus, et qui déséquilibrent l’ensemble du système
qu’ils ont la responsabilité de faire répondre aux exigences du plan de
productivité. Il se peut que s’emballe ou renâcle un outil des plus
performants, et que la technique contenue dans les méthodes et formules de maintenance et de
réparation s’avère inopérante et non avenue.
A ce moment, en cette occasion, une des caractéristiques
majeures du monde du travail, ou plus pragmatiquement, de l’entreprise, c'est à
dire la différence entre les savoirs théoriques et techniques, et les savoirs
d’expérience, est inutilisable. Il est alors fait appel à la réduction voire la
négation de ce qui fait distance entre un savoir d’état, et une expérience de
fait. La qualification, évaluée et éprouvée, dans les axes de la reconnaissance
sociale et professionnelle marque le pas devant des compétences acquises par
les pratiques conjuguées des quotidiens. Les ingénieurs font appel aux
sorciers.
Ces sorciers sont déjà là, mais ils se
cachent sous les masques d'une main d'œuvre employée à des tâches qui ne
nécessitent généralement qu'une qualification minimale, ou très polarisée sur
quelques gestes professionnels, et qui investit dans l'entreprise surtout du
temps et peu d'idées. Ce ne sont donc que ces références généralistes et
objectivables qui sont mises en avant lorsqu'ils sont approchés par les
contrôleurs, les contremaîtres et les responsables des productions et de la
gestion. Les relations qu'ils entretiennent entre eux, et avec d’autres, sont
le plus souvent de l'ordre de l'évasion et peu de la reconstruction,
identitaire par exemple : peu syndiqués, peu sensibles aux mouvements et aux
associations, ils participent d'une vie sociale réduite aux acquêts, et aux
aguets, c'est à dire à un habitus dominicale du lavage de voiture et du pari
urbain.
Ces représentations sont bien évidemment
grossières, elles s’inscrivent dans la logique de l’organisation productive
taylorienne, et renforcent au quotidien, par leur côté mutilant, des attitudes
de démission et de soumission (Segal, 2009).
Or il n’est pas certain que ceux qui les
subissent n’aient pas intérêt à les faire perdurer. Ils peuvent ainsi organiser
dans leur vie au travail des lieux et des temps, à distance, c'est-à-dire selon
des modalités dont une partie est la face active, cachée et ignorée des hiérarques chargés de veiller à leur santé[5]
professionnelle, pour se retrouver en utilisant justement la distance existante
entre eux et les autres, et s'approprier territoires, paroles et moyens. Ainsi,
lorsqu’il est fait appel à eux pour répondre à des situations problématiques
pour l’entreprise, ils peuvent apparaître en différence et révèlent des
compétences beaucoup plus fines et diversifiées que pouvaient le laisser
supposer les actes ordinaires accomplis par eux dans les temps de maintenance,
par exemple, ou de réponse à des questions demandant un retour rapide sur le
fonctionnement de l’outil. Les techniques employées alors pour résoudre le
problème sont elles aussi différentes de ce qui est ordinairement reçu comme
pertinent et utile, voire utilisable : Autre distance qu’ils ne créent pas
de facto pour l’événement, mais qui ne pouvait se dire parce qu’elle s’inscrit
d’emblée comme contestataire de l’appareillage coutumier des méthodes, des
processus et des résultats. Cependant, à partir du moment où la situation est
porteuse de blocages qui mettent en échec les procédés habituels et les
procédures apprises, seul le résultat compte et toutes les approches sont
sollicitées…et reconnues.
Distance et émotivité: De la distance induite
à la distance construite
.
A la question « comment faites vous pour
réduire une panne? », posée par un responsable de formation à des ouvriers
de l'automobile, (Grosclaude, 2003), ils répondent : "avec le nez".
Les agents de maintenance d'une grande entreprise de l'Est[6], résument
par ces trois mots l'ensemble des perceptions auxquelles ils font appel. Ils ne
réussissent en effet qu'en utilisant tous leurs sens, ils regardent, écoutent,
touchent et goûtent, pour parvenir au résultat, et cultivent d'autre part une
attitude de soupçon, toujours en état de veille, pour devancer la panne, et se
mettre à l'éviter, même s'ils arrangent ou "bidouillent" un
fonctionnement parfois différent ou contraire à la règle. Remettre en état
devient donc également réinstaller, améliorer, mais aussi acquérir une nouvelle
expérience, un nouveau savoir, et donc une nouvelle compétence. Double bénéfice
pour l'entreprise qui se retrouve avec un outil réparé, réaménagé, voire
réinventé, et des agents en auto-formation
continue, dont la spécialisation se confirme et grandit à l'ombre de la
machine et de l'outil grâce à l'utilisation de leur capacités sensorielles et
d'émotivité. Double méprise aussi, dans la mesure où la perception habituelle
sur laquelle est dessiné le profil de poste de l'agent de production et de
maintenance ne renvoie pas à tant d'investissement et autant de capacité :
- Les objectifs énoncés par l'entreprise
dessinent une qualification mécanique qui devrait s'appliquer à la résolution
de problèmes considérés comme exceptionnels, et dont les solutions restent très
simples eu égard à la complexité des machines utilisées. C'est ainsi que les
qualifications sont souvent enregistrées comme inversement proportionnelles au
degré de complexité de la machine outil. On a peu d'estime pour l'investissement
créatif dans cette sphère du travail industriel, et rien n'invite les agents à
mobiliser autre chose qu'une conformité à la norme.
- Si, au fil des activités quotidiennes, la
géographie complexe des entrelacements sensitifs, émotionnels et cognitifs est ignorée, que sait-on
du processus pendant lequel s'élabore une réponse à un accident, prévisible ou
survenu ? On sait la distance existante entre l'utilisation faite des
machines complexes, parfois largement en deçà des services potentiels que ces
outils pourraient rendre, comme le remplacement de l'homme pour l'exécution de
différentes tâches (Friedmann 1977), mais que dire et comment rentrer dans l'histoire
des interactions existantes entre l'homme et "sa machine", et la
"connivence" parfois surréaliste qui ressort du cheminement commun au
service de l'entreprise?
Ainsi, ceux que certains de leurs collègues
appellent les bidouilleurs sont connus pour demander et donc obtenir des
machines avec lesquels ils travaillent, des résultats dépassant les attentes
ordinaires. Nous retrouvons ici les analyses réalisées par les sociologues du
travail lorsqu’ils s’intéressent aux comportements des acteurs dans les
entreprises, en signifiant les degrés de dépendance, aliénation ou autonomie[7].
Selon ces analyses, les groupes convoqués dans cet écrit représentent un haut degré d’autonomie, dans la capacité
qu’ils ont à choisir leur méthodes de travail, leurs séquences, la capacité à
se donner un rythme et un espace d’intervention …Il semblerait donc également
qu’à ce degré d’autonomie s’ajoute une perception forte de leur utilité
professionnelle, et de leurs compétences, partagée par ceux qui s’inscrivent
généralement sur des marches plus élevées de la hiérarchie. La différence entre
les deux est peut-être que les premiers sont créateurs de cette identité qu’ils
se construisent à distance des représentations ayant cours dans leur espace
d’activité, mais qu’ils affirment dans le contexte d’une micro-culture[8]leur
permettant assises et reconnaissance, stratégies et projets. La partition
émotionnelle qu'ils jouent vient en appui de cette construction identitaire.
Les seconds sont appelés d’office à être ordonnateurs et managers ; ils
sont dans l'impossibilité d'expliciter sentiments et émotions, sympathies et
agressivité…conscients qu'ils sont d'un pouvoir qui doit se dire à travers une
autorité responsable et une équanimité. Mais dans leur cas, la plus value
qu’ils tirent de leur statut et de leur compétence ne peut leur servir qu’à
négocier avec les agents qui servent sous leurs ordres et dont ils sont paradoxalement dépendants.
Ainsi, la distance repérée comme uniquement
dépendante des fonctions et des tâches peut être mouvante et plus ou moins construite
ou déconstruite dans des situations qui demandent que l’on puisse faire appel à
toutes les compétences et à tous les savoirs. Elle peut également se retrouver
renforcée et utilisée par ceux là mêmes qui paraissent y être contraints, pour
défendre des perceptions, des croyances ou des acquis.
De la distance érigée en stratégie.
Autre cas, celui où la distance est créée pour signifier
un déséquilibre, un décalage ou un désaccord. Certaines situations, partagées
par des collectifs au travail, relèvent également de la surprise et de
l'inattendu, sans toute fois être semblables à celles auxquelles nous venons de
nous rapporter. Leur logique interne de développement et leur évolution peut
mettre en péril l’équilibre socio-affectif acquis par un groupe partageant un
atelier ou une tâche à l'intérieur de l'entreprise. Elles seront gérées par le
groupe de façon à préserver cet équilibre. Celui-ci est en effet généralement
lié à des pratiques de sauvegarde d’un espace et d’un temps échappant aux
contrôles et aux dispositions normatives, et occupé à des actes ne relevant d'aucune
référence contractuelle. Le microcosme construit peut parfois être en danger,
et la communauté d’intérêt qui le gère et qui l’occupe va alors réagir pour le
défendre. La stratégie employée sera de recréer les moyens de se distancer des
pratiques habituelles renvoyant à une
maîtrise de l’espace-temps et de l’outil. Elle pourra être également de
renforcer une insertion reconnue dans le champ plus général des différents
ateliers de l’entreprise, par des pratiques de protestations, oublieuses des
acquis d’expérience ou coutumières, et
un déplacement des
positionnements et des activités. Sans arrêter la machine, par la grève par
exemple, il est des moments ou une autre utilisation des compétences peut
s’affirmer comme déstructurant pour la production et non contrôlable par la
hiérarchie. L'exemple ci-après devrait
éclairer mon propos.
J'ai été appelé à réaliser un audit par l’encadrement
d’une société d'état pour laquelle il était prévu un début de privatisation. Ce
travail se fit dans des conditions assez particulières, dans la mesure où les
rumeurs avaient très vite remplacées les informations, et où chaque groupe
professionnel s'autorisait de la production de ces bruits qui, ajoutés les uns
aux autres, faisaient de l'entreprise un espace de cacophonie et d'incompréhension.
Un problème existait, pris très au sérieux par la
hiérarchie. L'entreprise avait embauchée les trois dernières années quelques
ingénieurs qui devaient lui permettre de passer d'un statut à l'autre en
souplesse et en légèreté. Or certains des employés faisaient de la résistance,
et refusait de rentrer dans la perspective de la vente de l'entreprise au
"privé". Cette résistance se manifestait par une sorte de grève du
zèle, en particulier lorsqu'il s'agissait de maintenance et de réparation de
l'outil. Les ingénieurs, peu coutumiers du fait, étaient incapables de gérer
des questions liées aux relations et au
collectif. Ils étaient préparés à une organisation du travail référée aux
différents types d’utilisation d’une main-d’œuvre à encadrer, guider et
diriger, mais n’avaient pas de savoir- faire pour débloquer des situations-problèmes
alimentées par ceux là même qui auraient dû faire appel à eux pour en sortir.
Les recours aux syndicats n’ayant pas eu de meilleurs résultats, la direction
de l’entreprise était résolue à appliquer les sanctions prévues dans les cas de
non respect des consignes d’activité et de productivité.
Les constats que j’ai pu tirer de mes observations et d’une
analyse compréhensive de cette situation, étaient de deux sortes. En premier
lieu, il était intéressant de regarder de plus près ce qui pouvait apparaître
comme déstabilisant pour l’organisation dans le phénomène collectif
d’application stricte de la réglementation[9]. Il
semblait à priori paradoxal que l’exécution littérale des attendus puisse
générer tant de problèmes et un
déséquilibre qui mettait en péril la suite prévue et souhaitable de la
vie de l’entreprise. En effet, la grève du zèle se manifestait par des comportements qui abolissaient toute
distance entre ce qui était demandé et les actes destinés à y répondre. Ainsi les
mécaniciens effectuaient la réparation ou le contrôle d’une machine dans le
respect le plus total de la règle, tout était démonté, vérifié, remis en état,
sans qu’intervienne à aucun moment l’investissement individuel du vérificateur
qui permettait raccourcis et gain de
temps, en regard averti sur une potentielle avarie ou un possible défaut de
fonctionnement. Seule persistait l’application devenue « bête et
méchante » de la consigne, entérinant la disparition de la
personnalisation et de l’individuation dans un surprenant effet déstabilisateur
et déstructurant. Le temps passé à défaire et remplacer la pièce était en effet
bien supérieur aux pratiques habituelles de réparation et de maintien. Les
machines-outils devenaient donc inutilisables pour un temps plus long qu’elles
ne l’avaient jamais été, ce qui grevait dangereusement les productions de
services attendus. Autre conséquence, les employés travaillant avec ces
machines et responsables de cette production se retrouvaient du même coup
immobilisés et improductifs.
J’en tirai deux conclusions : Tout d’abord il
semblait que l’effacement de la distance
existante entre ce qu’on demande et ce que ça produit, autrement dit, entre le
prescrit et le réalisé, provoquât une faille qui se creusait au fur et à mesure
des actes posés, et rendait compte d’une réalité tout autre que celle
habituellement admise en premier débat, à savoir qu’il faut faire ce qui est
demandé pour que les choses avancent. En deuxième lieu, il était probant que
cette distance se révélait en fait indispensable à la bonne marche de
l’entreprise, et que son impossible gestion par l’encadrement, pouvait être du
même coup interprété comme un aspect positif du management.
Le deuxième constat renvoyait l’entreprise à son
organisation. Il semblait avéré que non obstant le fait que postes et
responsabilités soient distribués selon des critères objectifs de
qualifications et de compétences, il était important de considérer que toute
organisation ne vit ou ne survit que dans la mesure où les actes qui la
nourrissent peuvent prendre appui sur une liberté de faire et d’entreprendre
(Segal, 2009). Que par ailleurs elle doive mobiliser positivement autant les
ressources émotionnelles que cognitives, dans la mesure où cette liberté
renvoie aux initiatives individuelles, mais à des stratégies collectives
également, qui sont de l’ordre de la
solidarité et de la mise en place d’un réseau à l’intérieur d’un ensemble plus
vaste. Et enfin, qu’en supprimant ce qui reste à l’individu ou au groupe
solidaire, de distance entre le prescrit
et les conditions de sa réalisation, on supprime du même coup ce qui fait la
vie et la marche, en arrêtant la progression permise par l’initiative et
l’inventivité (Schwartz, 2007). Il fallait donc déplacer la priorité et
considérer la périphérie comme pouvant être parfois au centre, et utile à la
redéfinition de ce dernier. Les détails, appelés ainsi par les esprits peu
enclins à mettre en question la trop évidente nécessité de la soumission à la
consigne et à la procédure, ces détails prenaient pour le coup une importance
insoupçonnée, qui grossissait dans la
durée. Respecter la distance existante entre ce qu’on demande et ce que ça
demande, devenait le deuxième adage dont j’aurais aimé convaincre l’entreprise
de la pertinence.
N’était-ce pas en fait ce que craignaient le plus ceux
qui s’étaient prononcés, sans conciliabules préliminaires et sans préparations,
contre la privatisation ? Ne disaient-ils pas leur désaccord en face de la
suppression probable de ce lieu aménageable dans l’entre deux, en postures
actives et indépendantes, qu’ils avaient apprivoisé puis conquis pendant de
longues années de travail et de résolution de problèmes. Alors même qu’étaient mis
en avant, par les interprétants, des questions de pérennisation des contrats,
de statuts et de salaire, il s’agissait peut-être d’une stratégie employée par
la minorité de blocage, les équipes d’entretien, pour démontrer le souci qu’ils
avaient de préserver un territoire et la façon qu’ils avaient de l’occuper[10].
Distance et injonction.
Pour confirmer cette hypothèse de
recherche, furent incluses dans la série d’entretiens qui devaient être réalisés dans le cadre de
l’audit, quelques pistes devant me permettre d’aller plus avant dans cette
question. Deux phénomènes viennent confirmer mes présupposés. Le fait tout
d’abord que la grande majorité des refuseurs, étaient des « anciens »
qui n’avaient plus à se poser la question d’un avenir, devenu suite au changement
de statut de l’entreprise, problématique. Le deuxième, que ces mêmes agents se
savaient détenteurs de « secrets » qu’ils n’étaient pas disposés à
confier à de jeunes recrues, surtout si la différence entre eux participaient
d’abord d’un double différentiel de compétences, reconnues statutairement mais
non éprouvées pour les seconds, jeunes diplômés, et invisibles mais réelles
pour les premiers. Ils manifestaient donc la possibilité qu’ils avaient de
« tenir l’entreprise entre leurs mains », et la difficulté qu’il y
aurait à ne pas faire cas de leur multiples coups de main et techniques,
bricolages et intuitions, en donnant la mesure de l’impossible accord entre
deux injonctions contradictoires, "sois à toi" et "sois à nous".
« Sois à toi » étant la
consigne non dite qui présidait à toutes leurs entreprises, pour qu’ils
puissent les mener avec suffisamment
d’investissement personnel mais aussi de plaisir, pour leur garantir succès et
réussite. Précisons que cette approche de l’hédonisme comme principe lié à
l’efficacité n’est pas négligeable aujourd’hui[11].
Autre injonction, "sois à nous", qui emprisonne les initiatives
individuelles ou collectives à l’intérieur d’un préceptorat parfois
infantilisant, qui décrit les gestes professionnels et ceux qui ne le sont pas,
les techniques reconnues comme devant être suivies d’effets positifs, et les
conduites à tenir dans les cas pluriels mais bien circonscrits d’accidents de
parcours ou de faiblesse inopinée du rendement mécanique, ou électronique.
Peut-on parler ici d’incompatibilité de
deux schèmes d’action distincts, (Lahire 1998), et qui mettrait l’individu en
difficulté, en provoquant une double aliénation, celle imposée et celle
incorporée ? Imposée par l’impossible franchissement de la distance
référée aux places et aux
fonctions, postures et responsabilités, et qui empêche d’avoir accès
aux informations, et aux décisions. Incorporée jusqu’à la conscience de
l’interdit qui récuse les actes venus de l’expression individuelle et de
l’expérience, pour ne tolérer que le geste robotisé du singe dressé.
L’incompatibilité de ces deux axiomes, qui s’exprime à travers une double
injonction paradoxale,[12] réduit
les individus à leur fonction unidimensionnelle (Marcuse1965). L’homme
pluriel[13]qui
pouvait encore résister en s’engageant comme être de faire, dans notre premier
exemple, aux sources d’une action qu’il fortifiait et conduisait à sa mesure,
et dans un espace qu’il s’était aménagé, en appropriations successives, ne peut
qu’être mis en difficulté. Il va répondre alors en s’écartant de sa pratique,
dont Norbert Elias dit qu’elle se situe habituellement entre engagement et
prise de distance[14]. La
stratégie utilisée renvoie donc à l’adoption de normes hétéro-déterminées qu’il
combinera avec ses acquis, mais sans prendre en mesure la distance entre le
réel et le prescrit, et sans se situer en opérateur disposé aux re-créations
incessantes en cheminements dialectiques et féconds[15].
Il semble qu’il faut ici redonner la
parole à ceux qui ont compris que
l’avenir du travail aujourd’hui doit se jouer dans le respect de la distance
que s’approprient et dont s’autorisent les acteurs, et pas dans la reproduction
à laquelle sont soumis les agents :
« Les
entreprises ne peuvent se créer et vivre qu'en prenant appui sur les dynamiques
sociales issues des microsociétés humaines qui les constituent » Il
semblerait donc selon ces auteurs qu’il est important pour l’entreprise qui
veut se donner les atouts de sa progression et de sa survie, de
« Reconnaître et analyser ces faits sociaux qui façonnent les milieux
humains de travail, comprendre les initiatives collectives centrées sur la
production des biens et des services. »[16]
Complexité de l'évitement et réappropriation.
Un autre axe, perceptible également très
fortement dans le monde du travail, s'inscrirait plutôt dans l'invention de
poches de résistance ou de détournement.
Résistance à un amalgame relationnel par exemple, qui demande à l'individu de
se détacher d'une foule par des mimiques comportementales, vestimentaires ou
langagières, qui le différencient ou l'isolent, ou transgression face à une
dépendance perçue comme dépersonnalisante. Dans ce dernier cas, le plus
fréquent dans le monde tu travail, vont se développer des stratégies qui peuvent surprendre par leur force et leur
efficacité. L'entreprise adopte une logique de développement qui ne satisfait
pas forcément ceux qui y participent et qui peut même entraîner une
insatisfaction telle qu'elle donnera lieu à des comportements de refus ou
d'évitement.
Il peut s'agir par exemple de se réapproprier
un temps, un espace, ou un geste, pour préserver une identité qui ne peut se
satisfaire des injonctions et des pressions à l'uniformité.
La mise place des 35 heures a provoqué par
exemple des formes de résistance et d'adaptation qui ont révélé des lieux et
des modes de transgression jusqu'alors connus uniquement de ceux les
manipulant. L'exemple suivant montre assez bien comment ont pu être
redomestiqués un temps et un espace sauvés traditionnellement de la main mise
productive dans une grande entreprise de
la région rhénane.
Les temps de travail quotidien étaient originellement de 8h, heures pendant
lesquels devaient être réalisées certaines tâches, calculées par les
contremaîtres et les responsables du calcul des enchaînements postés. A
l'occasion d'un contrôle, on s'aperçut qu'une heure était détournée de sa
finalité première, et qu'elle servait à certaines équipes d'heure de détente et
de convivialité, le travail demandé et calculé pour occuper 8h était en effet
réalisé en 7h. Il s'agissait de transport de pièces à emmagasiner ou à apporter
dans différents ateliers. Ce transport s'effectuait au moyen de voiturettes qui
slalomaient dans l'usine, et particulièrement dans les allées du magasin. Les
conducteurs réalisaient l'ensemble des allées et retour dans les 7/8 du temps
prescrit, en prenant évidemment les risques d'une conduite qu'auraient
désapprouvé les assureurs de l'entreprise et les mutuelles.
La
réduction du temps de travail n'entraîna donc pas la réduction d'une partie des
charges de transport, la direction ayant estimé que ce qui se faisait en 7
heures pouvait continuer à être assuré dans le même temps. Au bout de quelques
semaines l'ensemble des conducteurs avait retrouvé l'heure consacrée à la
détente, en transportant la même quantité de marchandises en 6 heures. Ils
indiquaient par là l'importance première attribuée à un temps qu'ils s'étaient
construits, dont ils pouvaient disposer, et qu'ils voulaient sauvegarder,
quitte à prendre plus de risques dans la conduite des véhicules et leur
chargement, dans l'espace banalisé de
l'entreprise.
Le temps prend donc une réelle valeur
opératoire, et non seulement marchande, exacerbée dans les lieux où ne sont
tolérés et justifiés que les polarisations instituées comme utiles et
contractuelles. Il est donc maîtrisé et domestiqué en fonction d'une stratégie
qui n'appartient qu'à ceux dont on aurait pu penser qu'ils le vivaient en le
"faisant passer" pour se rapprocher
au plus vite d'un autre temps, celui du dehors, plus individualisé ou
moins encadré, et parfois rêvé.
Invention
et image de soi.
Un dernier axe enfin peut être interrogé, qui
mobilise également invention et complexité. Il s'agit de la référence obligée à
l'image de soi, à maintenir ou à défendre, à promouvoir ou à nier. Nous
appellerons cet axe projectif parce qu'il fait apparaître les non dits d'une
relation à soi comme être au travail. En face d'une série de tâches
inintéressantes, dont la gestualité par exemple n'est fait que d'une addition
simple de quelques mouvements, différentes attitudes peuvent se faire jour, qui
vont de la position de repli à la surdétermination. L'automatisme n'a donc pas
vaincu l'estime de soi, et le repli peut s'accompagner d'une recherche
ergonomique, le "je m'en moque", d'une demande de changement de
position ou d'amélioration de l'efficacité gestuelle. Autre attitude, celle qui
consiste à rester en retrait en se préservant pour un investissement extérieur
grâce auquel se réalisent les intérêts et les désirs. Une troisième attitude existe,
dépressive celle là, quand le travail est considéré comme accessible à
n'importe qui, et qui fait tache au dehors, jusqu'à obérer les relations et les
envies, en enfermement qui peut aller jusqu'à briser le ressort intime d'une
vie sociale à renégocier dans le quotidien.
Enfin, il arrive également que ce même type
de travail puisse engendrer une position
de surdétermination et de valorisation que d'autres pourraient juger excessive,
mais qui redéfinit l'acte comme essentiel à la fabrication du produit, au bon
déroulement de la chaîne, à l'équilibre de l'entreprise. L'invention se situera
ici dans la création d'un paysage
symbolique qui servira à maintenir l'image de soi, en particulier dans
le passage périlleux vers le dehors occupé par un collectif non associé à la
production et absent du temps et du lieu de travail.
Chacun investit son être au travail à la
mesure de la représentation de soi qu'il cultive et qu'il prend le risque de
faire perdurer dans l'entreprise. Le rapport au travail ne peut s'installer
dans une neutralité axiologique, pas plus que la main ne peut être séparée de
la tête. il n'est besoin pour se le redire que d'écouter certains refrains de
manifestants "ils ont nos bras, ils n'auront pas nos têtes".
Pister la complexité est ainsi possible,
ailleurs que dans les lieux qui lui sont habituellement réservé, et le concours
Lépine est de loin pas le centre géographique de l'inventivité.
Pour conclure.
Je proposais, en posant quelques questions initiales, de
montrer que la notion de distance pouvait être élevée au rang de concept
mobilisateur puis opératoire, parce qu’elle était un indicateur pertinent de la
différence des positions et des statuts, et qu’elle permettait mesure, analyse
et construction. Les exemples présentés, et les quelques analyses qui les ont
suivis, tendent à indiquer que comprendre la distance existante entre
différents corps de métier, ou qualifications, appartenant à une même
entreprise, est loin d’être évident, et doive s’inscrire dans une approche de la complexité (Morin, 1994).
Au titre des constats les plus concrets, on peut relever
quelques manifestations apparaissant à partir d’une observation spécifique et
décalée du quotidien :
-
une première et double distance apparaît,
celle qui sépare les postes et fonctions, et qui dans le même temps renvoie à
l’écart existant entre les représentations quasi consensuelles des métiers et
des responsabilités, et les fonctions exercées par les acteurs dans
l’entreprise.
-
cette
distance peut être intériorisée, ou pas, par ceux qu’elle concerne. Dans le cas
où elle est intériorisée, il peut s’agir de postures relevant de l’aliénation,
dans le cas contraire, elle peut
entraîner des mobilisations tendant à la reconnaissance d’un dû et à différents
types de gratification.
-
la distance, d’autre part, peut évoluer jusqu’à se renverser, en terme de
dépendance et de pouvoir, entre la hiérarchie et certains de ses employés.
-
une distance peut être un
construit collectif servant de paravent à des investissements, qui bien que
servant in fine l’entreprise, se cachent et se protègent parce qu’ils
ressortent de l’indicible et de l’intransmissible.
-
une distance également peut être construite,
pour préserver des acquis, une certaine idée de l’entreprise, ou encore se
présenter comme un refus de cautionner
des orientations ou des décisions considérées comme incongrues,
anormales ou impertinentes.
Un deuxième niveau de constats pourrait renvoyer à l’idée
que le degré d’autonomie et d’aliénation du travail ne peut être défini en considérant
uniquement les positions et les statuts, mais qu’il est important d’en mesurer
les modifications qui sont liées par exemple à des situations exceptionnelles,
situations imprévues dans lesquelles le choix agissant est supérieur à l’image
projeté de la compétence, à celle de qualification également, quand elle est
construite par la hiérarchie et une forme de technocratie.
Il convient de
mesurer par exemple le degré d’influence des décisions d’agir prises par les
acteurs qui doivent résoudre une situation problème, ou trouver une solution à
une difficulté qui dépasse les compétences des experts. Dans ces cas là, les
ingénieurs doivent négocier avec les techniciens. En effet, le savoir
désincarné qu’ils réinvestissent habituellement dans une logique de pouvoir sur
leurs équipes n’est plus utile à
l’entreprise. Leur seul autre axe de survie serait de surinvestir dans la
servilité face au grand commandement ou la domination face aux employés, en
mettant par là même en danger leur statut. Ils n’ont finalement plus d’autre
choix, ce qui réduit significativement leur degré d’autonomie. La situation est
inversée pour les non experts, techniciens devenus des sorciers.
En troisième lieu, il est intéressant de revenir à la
sémiotique de Charles Peirce, à sa triade et à sa trilogie. La distance évoquée
ici est icône, elle est indice, elle est aussi symbole. Ainsi la distance fait
signe, elle EST signe, relié à une situation, un contexte, celui des relations de travail en entreprise. Comme
représentamen, les relations impliquant la distance (représentant) sont en lien
avec la distance elle-même (l’objet), et son traitement, c'est-à-dire les modes
d’interprétation (signe interprétant) (Totschnig, 2000). Nous avons là, je
crois, un modèle permettant une approche
à prétention plus holistique de ce phénomène
qui renvoie à la fois à la réalité et à la singularité de positions
tenues et entretenues, à la symbolique des ordonnancements sociétaux qui les
légitiment et les renforcent, et aux
représentations qui les interprètent et les mettent en scène, dans des
appropriations multiples, mouvantes,
parfois irrationnelles et contradictoires, de territoires et de lieux de
vie.
Parions pour en finir
qu’un dessin est préférable à un long discours :
Distance :
D’après la Triade de Pierce
ICONE INDICE
Relations
de travail dans
l’entreprise
Affectivité
|
Image de distance ingénieurs / techniciens
subjectivité
|
Modes d’interprétation de la distance-
émotions
|
re
pré
sen
ta
mennbn
|
objet
|
D
|
interprétant
|
SYMBOLE
HVG - 2012
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.
[1] Cf.
Rosner (M.), cité par M.Liu, pour lequel les dimensions subjectives de l’aliénation sont
l’impuissance, l’impression de non-sens, l’anomie, l’extranéité par rapport à
soi-même ; in Liu (M.), Technologie, organisation du travail et
comportement des salariés, Revue française de sociologie, XXII, 1981.
[2] Je
définis ici l’entreprise comme une
organisation productrice de biens et de services à caractère commercial, social ou culturel.
[5] Evaluée
généralement à partir de critères mesurant le degré d’exécution des consignes.
Une autre forme
d’interprétation est possible, de la santé au travail, celle que nous propose
G. Canghilem, « la santé
est précisément, et principalement chez l’homme, une certaine latitude, un
certain jeu des normes de la
vie et du comportement ; » in, La connaissance de la vie,
Vrin, (1965) p.167. C’est
assurément cette deuxième acception qui permet de renvoyer à la notion de
distance, et à sa construction
comme caractéristique du vivant, c'est-à-dire de l’être capable d’une
adaptation par conquête d’une marge
d’indépendance par rapport au milieu ; Canghilem, G, (1966), Le Normal
et le Pathologique, PUF
[6]
Entreprise dont l’évolution et l’organisation ont fait l’objet de l’ouvrage de
Stéphane Beaud et Michel Pialoux, (1999), Retour
sur la condition ouvrière, Ed. Fayard-
[7] M. Rosner
par exemple, (1974) « Aliénation,
fétichisme, anomie »in
Freudo-marxisme et sociologie de
l’aliénation. Paris, Anthropos, P.Dubois, C. Durand, D. Chave, G. Le Maître
(1976) : l’autonomie ouvrière
dans les industries de série. Paris, CNRS- univ. Paris VII : cités par M. Liu (1982) « Technologie,
organisation du travail et comportement des salariés » in Revue Française
de sociologie n°22
[9] voir à ce
propos , la construction d’un espace d’action collectif analysée par Philippe Charrier , Sociologie des
imaginaires professionnels : Le cas des cheminots, (2004) Paris, Zagros.
[10]Il peut
s’agir en effet d’une manifestation des effets de la contradiction entre les
prescriptions de la hiérarchie
et les valeurs de l’individu. Cette contradiction provoquant des attitudes qui renvoient à une souffrance dont la
seule forme d’explicitation possible
dans le contexte en question
est le refus. Phénomène analysé par Christophe Dejours,
(1998),
dans son ouvrage : Souffrance en France , Paris,
Seuil..
[11]On va
même jusqu’à énoncer et décrire les « quatre sources du plaisir au travail, celles qui s’organisent autour de la découverte, de l’enrichissement de
soi, par le sentiment d’en apprendre chaque
jour davantage et de découvrir de nouveaux aspects de la vie et du monde ».
Baudelot
Ch. et Gollac M. (dir.), (2002), Travailler pour être heureux ? Le bonheur
et le travail en France,
Paris, Fayard, ch. 8, « Les quatre sources du plaisir au
travail », p. 163-190.
[14] « on ne
peut, de manière absolue, qualifier l’attitude d’un être humain de distanciée
ou d’engagée […]. D’ordinaire,
le comportement et le vécu des adultes
se situent sur une échelle à un point
intermédiaire entre ces deux extrêmes »
Elias, (N.), (1993), Engagement et distanciation. Contribution à la sociologie de la
connaissance , Paris Fayard.
[16] Piotet F.et Sainsaulieu R , (1996). Méthodes
pour une sociologie de l'entreprise, presses
de Sciences Po.-
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