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voici un beau texte de P.A. DUPUIS. sur la citoyenneté.



FORMER A LA CITOYENNETE


Jean-François Boulanger a montré comment la citoyenneté, au sens moderne, s’était développée en Europe comme l’acquisition progressive des droits définis par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789). Dans le contexte de la Philosophie des Lumières, notamment avec Condorcet, c’est l’école qui est considérée comme le principal « vecteur » de la citoyenneté, permettant d’aller de ce qu’on appellera, ensuite, la « citoyenneté d’appartenance » (à laquelle sont attachés un certain nombre de droits) vers une « citoyenneté participative », active, responsable, préparant à exercer dans leur plénitude, à l’âge adulte, des responsabilités de citoyen dans l’espace public d’une démocratie. Des débats innombrables, et des oscillations historiques, se sont cristallisées autour des termes d’ « éducation civique » et d’ « instruction civique », ainsi que sur le recouvrement partiel, mais aussi le hiatus, déjà marqué par Rousseau- entre l’ « homme » et le « citoyen ». J’ai choisi l’expression de « formation » à la citoyenneté parce qu’elle est intègre l’éducation et  l’instruction, et surtout parce que c’est précisément au 18e siècle que le problème de la formation (Bildung) s’est posé en tant que tel et qu’est née la « pédagogie » au sens moderne, en relation avec l’émergence d’un sujet caractérisé avant tout par le fait de sa liberté. C’est le sens de la  révolution « newtonienne »,  selon le mot de Kant, qu’a effectuée Rousseau : ce n’est pas pour qu’il devienne libre que l’enfant a à être éduqué, mais parce qu’il est libre, que sa liberté lui est donnée même si elle n’est pas encore accomplie. La pédagogie est tout entière définie comme ce qui ce qui instaure les conditions et les médiations permettant à quelqu’un de « faire œuvre de lui-même » (Pestalozzi), à partir de sa liberté, dans un « ennoblissement » (Veredelung) de soi.
C’est dans cette configuration moderne que la formation à la citoyenneté devient un enjeu fondamental. Déjà les penseurs grecs avaient associé éducation et citoyenneté, pour l’acquisition de capacités d’agir et la formation du jugement. Mais la citoyenneté était réservée à une élite, et la cité -la polis- grecque  était articulée à la filiation. C’est avec les Romains que la citoyenneté est définie comme un statut juridique, mais, selon une permutation effectuée par la théologie politique médiévale, le sujet (subjectus) est aussi subditus, c’est-à-dire sujet à la ditio, l’autorité du prince lui-même dépendant de la souveraineté de Dieu. Dire que les hommes naissent « libres et égaux en droits », c’est dire, contrairement à la thèse de Bossuet, qu’ils ne naissent pas « sujets » d’un prince, mais à la fois « sujets » libres en tant qu’hommes et, en tant que citoyens, également souverains. Avec le troisième terme – fraternité, ou du moins solidarité – on a désormais toutes les conditions de ce que Dominique Schnapper a appelé, en 1994, la « communauté des citoyens », selon les trois dimensions distinguées par Thomas Humphrey Marshall en 1949 : citoyenneté civile (à laquelle correspondent les droits-libertés dans un Etat de droit : liberté de la personne, droit d’expression, droit de propriété,…), citoyenneté politique (à laquelle correspondent les droits politiques dans un Etat démocratique : droit de voter et d’être élu, droit d’être informé, droit de réunion,…), citoyenneté sociale (à laquelle correspondent les droits-créances dans un « Etat-providence » : droit à la santé, à l’éducation, au travail, au logement,…). Or, comme le dit Durkheim dans L’éducation morale, l’école ne doit pas être simplement un lieu de préparation pour ceux qui ne sont pas encore mûrs pour la vie sociale, mais être déjà, elle-même, une « petite société », comme une « réduction » de la société. On le voit aussi avec la Convention Internationale des Droits de l’Enfant votée par l’ONU en 1989, l’éducation doit établir ce qu’en même temps elle doit anticiper. L’enfant est un mineur à protéger, mais reconnaître juridiquement sa liberté d’opinion, d’expression, de pensée, de conscience, de religion, d’association, c’est anticiper sur ce qui lui permettra d’exercer pleinement sa citoyenneté adulte. C’est au fond appliquer à l’enfant ce que, dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant disait des peuples : « On ne peut mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté (…) Les premiers essais en seront sans doute grossiers, (…) cependant on ne mûrit pour la raison qu’à partir de ses tentatives personnelles (qu’il faut être libre de pouvoir effectuer) ».
Je voulais rappeler ce cadre général de l’éducation moderne avant d’esquisser brièvement comment la formation à la citoyenneté peut y trouver sa place (autour du  vivre-ensemble , de l’ éthique du débat , du  pluralisme  des façons de vivre et de penser), parce que, dans tous les cas, au croisement de notre condition historique et d’une visée d’universalité, la citoyenneté est une valeur qui requiert un engagement de la liberté, c’est-à-dire, comme le dit le P. Valadier à la fin de L’Anarchie des valeurs (1997), l’ « engagement du sujet moral dans son acte ».

Liberté, vivre-ensemble, culture

Une conception limitative de l’«instruction civique » insiste avant tout sur la transmission de connaissances sur les droits et les devoirs du citoyen, ainsi que sur le fonctionnement des institutions. C’est évidemment nécessaire (et l’on peut par exemple déplorer, en France le manque de formation juridico-institutionnelle des élèves à la fin de leur scolarité obligatoire).  Mais on s’accorde en général pour dire que cela ne suffit nullement, dans l’optique d’une citoyenneté active, responsable, qui se prépare dans l’expérience elle-même, c’est-à-dire dans la façon dont, à l’école, les élèves éprouvent et donnent déjà un sens aux trois dimensions de la visée éthique récapitulées par Ricoeur dans Soi-même comme un autre (1990) : « visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». La « vie bonne » suppose a minima que l’enfant ait véritablement sa place à l’école, quels que soient son origine, son milieu social, son histoire antérieure. Elle suppose qu’il y soit admis, reconnu, qu’il y acquière une juste estime de lui-même, qu’y soient confortés les sentiments de sa dignité et de l’intégrité de son expérience. C’est dans ce contexte que l’on pourrait aborder la question, discutée aujourd’hui, des « devoirs envers soi-même », dont certains (Ruwen Ogien) affirment, au contraire de Kant, qu’il ne s’agit pas de devoirs moraux mais de simple prudence. Or, pour Kant, l’espace des devoirs envers soi-même est celui où l’homme se rapporte à lui-même en tant qu’être raisonnable appartenant à la nature. Négativement, il s’agit avant tout de préserver les conditions de la « santé morale », de la probité, de la capacité de se perfectionner. Mais (à la frontière sans doute de la prudence, de la sagesse pratique et d’une exigence éthique qui interdit de considérer son corps comme une simple chose, ou un instrument) on peut sans doute y inclure aussi le souci de la « santé physique », surtout depuis que l’OMS a défini la santé comme un « bien-être » et non pas seulement comme une absence de maladie. C’est ici que l’on pourrait situer un premier niveau, assez inattendu, d’éducation à la citoyenneté, là où elle suppose que soient d’abord respectées les conditions d’un accomplissement de l’homme considéré ans sa globalité. D’où l’existence, surtout dans les établissements secondaires, de « comités d’éducation à la santé et à la citoyenneté », qui associent différents partenaires (par exemple des médecins, des psychologues, des Assistants de Service Social), si possible les familles, et dont l’un des intérêts est de faire converger ici des mondes différents.
Mais c’est le « vivre avec et pour les autres » qui est le plus développé, au point que l’éducation à la citoyenneté risque de se rabattre totalement sur le plan de l’  « apprentissage de la socialisation », surtout avec le développement des incivilités scolaires et, dans certains établissements, l’aggravation des problèmes de discipline. En France, il existe maintenant un « socle commun de connaissances et de compétences » qui doivent être acquises à la fin de la scolarité obligatoire, à seize ans, et dont le « sixième pilier » associe « les compétences sociales et civiques », tout en distinguant « vivre en société » et « se préparer à sa vie de citoyen ». En relation avec « vivre en société », il est dit que « dès l’école maternelle, l’objectif est de préparer les élèves à bien vivre ensemble par l’appropriation des règles de vie collective » (en  développant les attitudes de respect de soi, de respect des autres, de respect de l’autre sexe, de respect de la vie privée, la volonté de résoudre pacifiquement les conflits, la conscience que nul ne peut exister sans autrui, la conscience de la contribution nécessaire de chacun à la collectivité, le sens de la responsabilité par rapport aux autres, le sens de la solidarité). A la « préparation à sa vie de citoyen » correspond l’objectif de « favoriser la compréhension des institutions d’une démocratie vivante par l’acquisition des principes et des principales règles qui fondent la République. Il est aussi de permettre aux élèves de devenir des acteurs de notre démocratie », ce qui implique non seulement « la conscience de ses droits et de ses devoirs », mais aussi « l’intérêt pour la vie publique et les grands enjeux de société, la conscience de l’importance du vote et de la décision démocratique, la volonté de participer à des activités civiques ».
Sans doute est-il injuste d’affirmer que la socialisation n’a en vue qu’un certain « réglage social » (Jacques Billard), mais il est vrai qu’elle ne suffit pas à former à ce qu’on appelle la « citoyenneté active ». C’est toute la différence entre le travail autour du « règlement intérieur », porteur des règles de la vie commune et qui relève d’un modèle juridique de la citoyenneté, et ce qui, selon un modèle d’inspiration plus politique, a conduit, en France, dans les établissements secondaires, à la création des délégués de classe (en 1968), des conseils de délégués ( en 1990), des conseils de la vie lycéenne (en 2000). Mais, dès l’école primaire, en référence à des courants pédagogiques comme la Pédagogie Freinet et surtout la Pédagogie Institutionnelle, c’est la pratique du Conseil, associée à une pédagogie centrée sur l’activité de l’élève, appuyée sur un ensemble de médiations et d’institutions internes à la classe, qui donne un statut à la parole dépassant de loin la simple acquisition d’habitudes sociales. Le Conseil institutionnalise le milieu de vie commun et en permet la reprise sur le registre du « symbolique », c’est-à-dire qu’il permet le réaménagement des façons de vivre et de parler, la mise en mots différée des conflits, l’élaboration de solutions, la discussion sur des projets et la prise de décisions (la maître gardant toujours le droit de veto). Le plus important, c’est la constitution ou la confortation de la position de sujet : sujet de parole (qui s’adresse à, écoute, est écouté), sujet de désir (qui se construit dans un monde partageable), et sujet d’initiatives (en tant que partenaire). C’est vraiment le noyau central de la « citoyenneté active », qui suppose que l’on ne soit pas confondu avec ses rôles, mais différencié, considéré comme une  personne singulière qui peut participer, selon des modalités et des degrés d’implication différenciés, à la « vie commune ». On a rappelé récemment (Roberto Esposito) que communitas dérivait de munus, don, obligation, office que l’on doit accomplir en faveur d’un autre, et que la racine indo-européenne leuth, dont dérive le terme latin libertas, de même que la racine sanscrite frya, d’où proviennent freedom, Freiheit, renvoyaient, comme friend, Freund, à ce qui désigne une croissance commune, un développement collectif. La liberté est une puissance de conjonction. Au cœur le l’éducation existe une « réciprocité éducative » (Jean-Marie Labelle), non pas seulement à partir de ce qui est commun mais aussi du surcroît, de l’apport de ce qui est « mis en commun ».
C’est cette vie commune (dans le partage entre ce que l’on fait seul et ce que l’on fait ensemble) qui crée une « histoire commune », et même une « culture commune ». Une institution se réduirait à n’être qu’une organisation plus ou moins fonctionnelle si elle ne comportait une dimension « historico-culturelle », une sous-jacence, comme un humus, une profondeur temporelle où les valeurs sont comme des sédimentations qu’il est toujours possible de réactiver, fût-ce pour retrouver en elles les promesses de ce qui est encore inaccompli (Ricoeur). C’est pourquoi la « formation » à la citoyenneté est inséparable d’une « culture » de la citoyenneté : Bildung, au sens où la culture profonde est formatrice du sujet, avec la puissance projective qui s’exprime dans son image (Bild). Mais tout cela n’est encore qu’un creuset car, pour que la culture ne se ferme pas sur elle-même, elle doit témoigner de la vie de l’esprit (au sens fort), et s’ouvrir à un horizon d’universalité.

Espace pré-politique, rapport au savoir, éthique du débat

Même si l’on comprend que l’éducation à la démocratie doit être elle-même le plus possible une « éducation démocratique », il n’empêche, comme l’a rappelé Eirick Prairat à la suite de Hannah Arendt, que l’école est un espace « pré-politique ». Mais, qu’il s’agisse du rapport au savoir ou de l’éthique du débat, « pré » ne désigne pas ici seulement ce qui est « avant », mais aussi ce qui « prépare à ».
Lorsque l’on dit que la fonction de l’école est d’abord d’instruire, on ne désigne pas seulement la transmission et l’appropriation des connaissances relevant d’un certain nombre de disciplines, mais tout ce qui favorise, progressivement, la distanciation critique, l’autonomie réflexive et la relation du savoir avoir les grandes questions anthropologiques qui lui donnent un sens en l’inscrivant dans une histoire : le rationnel et l’irrationnel, le fini et l’infini, ce que sont le monde, la vie, les sociétés humaines et les rapports humains, l’imaginaire… Toutes les connaissances (j’appelle connaissance un savoir que l’on s’est approprié, qui est devenu « vivant », « parlant ») sont en résonance avec ces questions qui ne peuvent jamais se fermer -sinon provisoirement - comme des problèmes. Un maître (magister) est celui qui sollicite un « surcroît d’attention » (magis). Sa dissymétrie, son autorité (auctoritas) est ce qui fait exister ou ce qui augmente (augere), fait grandir. Elle se distingue du pouvoir qui a, lui, une fonction d’abord protectrice et préservatrice des conditions du travail scolaire et de la vie collective, selon la formulation négative que l’on trouve déjà dans la règle d’inspiration hippocratique : « d’abord ne pas nuire » (primum non nocere). Le maître est celui qui  aide à constituer le rapport au savoir selon la poursuite d’une intention de vérité. Or, comme le remarque François Galichet, il existe une « égalité citoyenne » de base, en deçà des différences d’âge, de statut, de compétence, en raison de tout ce que nous ne savons pas relativement aux questions les plus profondes : « Il ne saurait donc y avoir à l’école d’éducation à la citoyenneté, dit-il, sans qu’une place soit faite à cette ignorance fondamentale et fondatrice de l’égalité démocratique ». En ce sens, on peut dire que le meilleur maître est celui qui n’a jamais fini de chercher, où d’approfondir ce qu’il sait déjà pour l’ouvrir à des questions nouvelles. La vérité est une quête, et, selon l’image d’André Frossard, lorsque l’intelligence ou la foi s’en approchent, elles s’effacent devant elle comme le font les vagues sur le sable du rivage.
C’est encore la poursuite d’une intention de vérité qui donne sens à ce que l’on considère souvent, dans l’espace scolaire, et complémentairement à l’instruction, comme un lieu majeur de formation à la citoyenneté : la « culture du débat ». On peut distinguer, avec Eric Weil, la discussion politique entre institutions et le dialogue désintéressé, qui trouve son lieu dans la culture, au sujet des façons de vivre, de penser, de « voir les choses ». Le débat est ce qui apprend à différencier la confrontation des points de vue et leur affrontement brutal, ce qui est contradictoire et ce qui est conciliable, ce que l’on tient pour assuré et ce qui est l’objet de doute. Surtout, il apprend à se décentrer de son propre point de vue, à construire des arguments et à tenir compte de ceux des autres. On peut se souvenir ici de l’étymologie arg – briller, que l’on trouve aussi bien dans « argent », « argument », que dans « argutie ». L’apprentissage de l’argumentation aide à ne pas confondre ce qui brille en faisant « miroiter », en produisant un leurre ou en suscitant la fascination, et ce qui clarifie en produisant un surcroît d’intelligibilité, même s’il s’agit de ce qui, au départ, n’avait qu’un très faible visibilité. Ce qu’Habermas a appelé de façon générale l’ « éthique de la discussion » ne valorise pas seulement l’attention, l’écoute, l’honnêteté intellectuelle, la rigueur, l’éducation du jugement, mais aussi le cadrage des problèmes pour mieux les poser, la recherches d’informations complémentaires, la reconnaissance de ce que l’on ne sait pas ou de ce qui est indécidable. Elle prémunit contre le dogmatisme et la réification du savoir. Elle a un rôle capital d’éveil du questionnement, et de mobilisation de l’esprit dans une démarche partagée de recherche. A la condition que l’enseignant soit garant du cadre permettant la parole et l’écoute, elle est une école très concrète du respect, de la prise en considération, inséparables d’une capacité de discernement fin, d’une attention  redoublée : re-spectere, c’est y regarder à deux fois ou regarder en arrière si l’on a été trop vite. C’est le contraire du relativisme selon lequel toutes les opinions se vaudraient.
Une pratique du débat à laquelle on se forme, une éthique de la discussion, sont particulièrement importantes aujourd’hui, où l’on cherche à enrichir la vie démocratique en complétant la démocratie représentative par la démocratie participative et surtout la démocratie délibérative. Celle-ci suppose que les dossiers soient « instruits » pour que puissent s’en saisir ensemble, dans des conditions institutionnelles variables selon les pays, des élus, des experts et des « citoyens ordinaires ». Mais, du point de vue de la formation, le plus important est sans doute que l’argumentation apprenne, selon le registre spécifique de ce qui est en jeu, à établir des hiérarchies entre ce qui est indifférent, ce qui relève des préférences, de l’intérêt, des valeurs relatives, de principes absolus… Non seulement il existe plusieurs domaines d’expérience et de connaissance, mais surtout, selon l’expression de Francis Jacques, plusieurs « ordres de vérité » (philosophie, science, foi), avec leurs régimes propres d’interrogation, de conceptualisation, d’expression textuelle. Ils ne sont pas imperméables les uns aux autres, ni ordonnés hiérarchiquement comme des « degrés du savoir » (Jacques Maritain), mais ils relèvent plutôt d’une « articulation du sens « (Jean Ladrière). La probité intellectuelle, la poursuite d’une  intention de vérité, la distinction des ordres de vérité  sont des témoignages, non pas seulement du fonctionnement de l’intelligence mais aussi de la vie de l’esprit. Or, comme le dit Francis Jacques, « le témoignage est une possibilité originale du discours qui mêle un savoir à un engagement personnel ». Sa structure est fondamentalement dialogique. C’est là que l’esprit, dans ce qu’il cherche et dans ce qu’il atteste pour les autres, se fait pour ainsi dire, en même temps, « témoin de lui-même ». C’est aussi à partir de cela que l’on peut considérer brièvement le troisième ensemble de questions posées par la formation à la citoyenneté : la visée de l’universel et l’ouverture des horizons dans une société pluraliste.

Citoyenneté, pluralisme, horizons du monde

Les sociétés démocratiques modernes sont des « sociétés ouvertes » (Popper), où coexistent et parfois s’affrontent une pluralité de conceptions morales, philosophiques, religieuse qui donnent sens à notre rapport à nous-même, aux autres et au monde. C’est cette multiplicité de ce que John Rawls a appelé les « doctrines compréhensives » (plus ou moins explicites ») qui établit, pour lui,  le « fait du pluralisme » (fact of pluralism)
Or on peut considérer que le pluralisme n’est pas seulement un fait, mais aussi lui-même une valeur. Sur le plan philosophique, dans Unité et monothéisme (1981), Stanislas Breton a montré que l’Un n’était pas du tout l’unicité arithmétique, mais une fonction d’unification, c’est-à-dire, pour nous,  ce qui conduit les cultures, les religions, en avant d’elles-mêmes, ce qui les fait dialoguer, se rapprocher et se dépasser  sans jamais que se constitue un Tout qui les engloberait. Pour Jean-Luc Nancy, « l’Un du dieu unique est en excès sur toute assignation numérique, sur toute localisation ». En ce sens, seul le pluriel peut être témoin de l’Un. La prière évangélique, « qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jean, 17,22) est du côté de la surabondance de l’amour, de son « infini actuel » (Duns Scot), au-delà de l’être. C’est ce qui va exactement à l’inverse des tendances fondamentalistes ou intégristes, de toute réification des particularismes, des replis communautaristes. On peut dès lors, avec Ricoeur, interpréter les revendications identitaires comme exprimant, avant tout, des demandes de reconnaissance, impliquant la réciprocité. Selon lui, l’intolérance est toujours caractérisée par le fait que quelqu’un ou un groupe qui se reconnaît dans son rapport à une source s’en considère le propriétaire, et croit pouvoir la capter exclusivement, alors que la source déborde la coupe et ne peut s’y laisser enfermer. Tout le problème est ici de savoir comment peut s’exprimer, socialement et politiquement, un « muticulturalisme modéré », qui éviterait la guerre des mémoires, le choc ou l’indifférence mutuelle des communautés. Ce ne peut être que par le dialogue, dans l’espace public, mais il faut alors admettre que c’est précisément le lien de citoyenneté qui est présupposé par tous les autres, comme « l’englobant de touts les sphères d’appartenance à l’égard desquelles nous faisons allégeance » (Ricoeur). Nous ne sommes pas rattachés au politique comme à une sphère d’allégeance parmi d’autres. Dans une société pluraliste, c’est le lien de citoyenneté qui permet l’expression des accords et des désaccords, sous couvert de l’autorité politique qui garantit, elle, le caractère démocratique des prises de décision valant pour tous.
En France, deux conceptions ont marqué l’histoire de la laïcité : laïcité-combat, contre le catholicisme religion d’Etat, et laïcité-neutralité, pour qui toute croyance relève de la liberté de conscience individuelle, mais qui préserve le liberté religieuse et la liberté d’expression, avec des droits égaux pour tous. La séparation de l’Eglise et de l’Etat, lorsqu’elle ne se confond pas avec l’anticléricalisme, peut être considérée comme le système le plus ouvert. Il ne signifie pas que les identités particulières, notamment religieuses, soient reléguées dans l’espace privé. Elles peuvent s’exprimer dans la société civile, mais elles n’entrent pas dans la sphère politique parce que les droits qui leur sont rattachés sont des droits individuels. Par exemple, dans cette conception du libéralisme politique, l’enseignement des langues régionales doit sans doute être proposé, mais il ne saurait être imposé, parce que les droits « culturels » n’ont pas le même statut que les droits fondamentaux universels dont le respect caractérise l’espace public démocratique.
Sur le plan éducatif, on peut toutefois dépasser certaines limites de la liberté-neutralité tout en respectant la liberté de conscience et les conditions fondamentales de la formation du jugement. Si l’on considère l’espace scolaire comme un lieu d’hospitalité pour « tous et chacun », il apparaît comme tendu entre la nécessité d’ « accueillir une singularité » et celle de la « faire évoluer vers des horizons d’universalité » qui font qu’elle n’est pas prisonnière de ses particularismes  (Gérard Fath). Les façons différentes d’être, de vivre, de sentir, de penser, marquées par l’histoire et la culture, doivent pouvoir s’exprimer à l’école (ce que facilitent les médiations : par exemple, pour les petits, autour d’un objet apporté, d’une carte postale reçue, d’un événement familial), Progressivement l’école, grâce au spectre de la diversité elle-même, de la parole et de l’écoute qui sont instaurées, des zones de repli et d’ombre qui sont protégées, peut permettre à chacun de se décentrer, de s’ouvrir aux autres et finalement de s’orienter. Les valeurs se soutiennent mutuellement par recouvrements et décalages, et l’horizon d’universalité se dégage, comme le dit le P. Valadier, à partir de l’universalisable, c’est-à-dire d’« universels en contexte », d’«universels sectoriels »,  prenant sens dans une communication vivante qui les ouvre et les relie entre eux, déjà ici et maintenant. L’écrivain d’origine iranienne Daryush Shayegan pense ainsi que peut s’établir, à un niveau non seulement interculturel mais transculturel, un « dialogue dans la méta-histoire », à partir  de ce qui est le plus élevé - et qui peut être le plus simple – dans les différentes cultures, un peu comme les sommets des montagnes, illuminés de blancheur dans le soleil du matin, sont en co-présence et se répondent les uns aux autres alors que les vallées séparées sont encre noyées dans la brume.
Aujourd’hui, ces grands horizons sont d’autant plus nécessaires que nous sommes confrontés  à des gigantesques défis (mondialisation, réchauffement climatique, diminution de la biodiversité, grande pauvreté, violences, inégalités, précarité, problèmes éthiques posés par le développement des technologies, etc…). A l’occasion d’une demande de l’UNESCO portant sur les grandes questions de l’éducation du futur, Edgar Morin (2000) a mis en évidence sept problèmes qui correspondent à sept « trous noirs », c’est-à-dire à des insuffisances criantes dans tous les systèmes d’éducation connus. Ils concernent ce qu’est la connaissance, son organisation pertinente, la condition humaine (à l’intelligence de laquelle contribuent tellement la littérature te la poésie) la compréhension des hommes entre eux, le rapport à l’incertitude, aux chances et aux risques d’une ère planétaire, et ce que pourrait être une éthique à l’échelle humaine. Il y a sans doute un contenu de sens dans l’expression de « citoyenneté européenne » ( à partir notamment de l’histoire complexe de l’Europe, de l’idée d’Europe elle-même et de sa portée « cosmopolite », de l’émergence des droits, de la conception moderne du « citoyen », justement, et de ce qu’Habermas a désigné comme « patriotisme constitutionnel »). Mais il y a sans doute du sens aussi à se dire « citoyen du monde », habitant ce qu’Edgar Morin a appelé la « Terre-patrie ». Cela signifie s’ouvrir à ce qui menace la planète et aux chances d’une solidarité élargie. Et il existe déjà un développement du sentiment de partager une « citoyenneté terrestre », sur le fond d’une appartenance à une condition humaine commune, à l’humanité tout entière, au genre humain.

La liberté dont nous parlions au début est ainsi reliée à ses conditions anthropologiques, à ses horizons cosmiques et sociaux. C’est tout l’enjeu d’une conception élargie de la formation à la citoyenneté. Ce qui pourrait la guider est cette pensée de Montesquieu rappelée par Jacques Billard : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime (Pensées diverses, fragment 11).


Pierre-André Dupuis                                   
 

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