ce texte, qui un jour sera repris dans une revue, croisons les doigts, est un résumé du dernier cours fait dans mon amphi préféré, à la demande et l'invitation d'un groupe d'étudiant-e-s qui ne voulaient pas qu'on se quitte "comme ça" et auxquel-le-s je voulais laisser
un petit qque chose,
en guise de merci.
.
Introduction :
Il est souvent porté à la réflexion des
acteurs de l’éducation un phénomène dont la complexité et l’importance des
questions qu’il soulève, nécessite de le bien comprendre et analyser :
l’école s’entoure aujourd’hui de personnels très qualifiés, et de moyens
technologiques et instrumentaux très performants, censés favoriser les
apprentissages et les transmissions. Il semblerait qu’ainsi puissent être
résolues les questions de didactique et de pédagogie, et que les réponses
apportées aux nécessités de l’instruction et de l’éducation puissent enfin être
garantes de réussite et d’efficacité. A
contrario, les dispositifs spécifiques entourant les « élèves
inadaptés » ou en échec se diversifient sans réussir à renverser une
tendance qui met l’école devant son incapacité à répondre aux présences et aux
demandes d’un public dont elle ne peut accompagner toutes les attentes et tous
les besoins. Certaines solutions adoptées pour « faire face »
n’offrent peut-être pas toutes les garanties de la pertinence et de la
congruence, et ne font souvent que traduire autrement mais sans les résoudre,
les difficultés réciproques et tenaces des différentes personnes concernées,
élèves, enseignants et parents.
Dans cet article, seront questionnées certaines
pratiques de scolarisation, à travers les formes qu’elles adoptent, celles d’un
formalisme coutumier et respectueux des codifications institutionnelles. A partir
de références contextuelles, puis notionnelles, un regard critique sera posé
sur le système le plus abouti en formalisation éducative, l’université, qui
nous amènera à évaluer la présence ou l’absence de l’informel dans les
prestations qui se réclament de la pédagogie. Une attention particulière sera
portée sur un postulat, éloigné de ceux qui fondent les manières de faire
l’enseignement supérieur, mais dont la qualité euporétique serait précisément
de remplacer le formalisme didactique et évaluatif par des formes innovantes
d’accès aux connaissances, permettant au public apprenant de s’inscrire comme
partenaire de son éducation.
1.
Référence théorique et contexte
Comme l’écrivait E.
Durkheim, l’éducation, dans ses tendances et ses variations, qu’elles soient
individualistes ou collectivistes, formelles ou informelles, participe aux
histoires et aux géographies de toutes les sociétés (Durkheim, 1966) . Ainsi l’éducation renvoie à un
phénomène social et sociétal, qui est à la fois tributaire d’une formalisation
(d’un temps et d’un lieu spécifiques, d’une organisation des transmis et des
acquis, des progressions et des évaluations…), et également adossé aux
initiatives, aux spécificités et aux ambitions des acteurs, dans les aspects
fortuits et inattendus, recontextualisés et informels, de sa réalisation. Fonction
reproductrice et projet mobilisateur fondé sur la mémoire collective et les
responsabilités à partager, l’éducation est toujours inscrite dans un espace
relationnel, plus ou moins familial ou socialisé, et relève de pratiques et
d’organisations conditionnées par une relation asymétrique avantageant
l’antériorité : l’enseignement et la qualification reposent sur le monde
adulte, lequel se pose en modèle face à une population plus jeune qui apprend et
reproduit (Vieille-Grosjean, 2009).
Ce
phénomène « éducation » a pris une importance grandissante, jusqu’à
marquer toute avancée, toute progression dans la société. En outre, les
relations qui s’établissent entre les individus ou les groupes, et qui se définissent
comme relevant d’un processus « éducatif » sont interpellées sur leur
capacité à être « pédagogiques », que les individus considèrent
l’éducation comme un bien commun ou qu’ils le revendiquent en tant que « service »
(public ou privé). Chez les premiers, la qualité « pédagogique » de
la relation doit être à même de permettre que les contenus et les modes de la
transmission et de la réception puissent se faire dans des conditions
avantageuses pour les deux interlocuteurs ou, chez les « consommateurs
d’école » (Ballion, 1982), au moins pour l’un d’entre eux, l’apprenant. La
question pédagogique, transformée par les modes de gestion bureaucratique du
bien public en celle de l’efficacité et du contrôle-qualité du service éducatif
(Heller, 2015), est donc centrale aujourd’hui dans tout contexte éducatif, et
participe de multiples pratiques, dont certaines sont intégrées dans un système
et des dispositifs, école pour les enfants ou formation continue pour les
adultes, et d’autres, dites alternatives, parfois moins formalisées et moins
intégrées dans les attendus et les représentations du sens commun.
Ainsi les dynamiques
inscrites dans les formes diversifiées et informelles de l’éducation peuvent
être considérées aujourd’hui comme un ensemble qui questionne les modes et
appareillages scolaires occupant les lieux plus formels de l’instruction. La
présente analyse se concentrera sur deux
aspects à travers lesquels les didactiques et les apprentissages sont
identifiés, espaces occupés et logiques intentionnelles et performatives, et
ceci en essayant de les regarder à travers les caractéristiques qui les font
apparaître plutôt comme formels, ou se rapprochant plutôt de l’informel. Ces
deux critères d’identification (degré de formalité ou d’informalité) devraient
permettre d’étayer le champ de la compréhension de ce qui est aujourd’hui un
enjeu majeur de la pertinence de « l’entreprise éducative » (« entreprise »
étant employé ici en référence à son étymologie).
2.
Définitions
Le terme
« formel » est un adjectif, emprunté au latin formalis
« qui a une forme » puis, appliqué au droit médiéval et à la
philosophie, « qui est suivant la forme » (Rey, 2000, p. 1462). Descartes, en
fidèle de la scholastique, parle de « réalité formelle » lorsque
celle-ci a une existence effective, ou provient d’une cause formelle ;
autre valeur du terme, est formel ce
qui est énoncé de façon déterminée (ordre formel).
Les définitions
plus récentes précisent cet axe sémantique, et formelle se dit d’une formulation par exemple, qui est précise,
excluant toute ambigüité et toute incertitude. Assurance de bien dire, et de
bien faire, acte réalisé dans le respect des formes, et de l’apparence, sans
forcément avoir à s’intéresser à l’interne, à la complexité des faits ou des
situations. Une autre piste nous emmène vers les arts, le droit et la
linguistique ; une œuvre, un fait, une grammaire seront repérés dans leur
« aspect formel », quand on s’attachera à en expliciter l’apparence,
la forme prise, et la structure, sans s’essayer à en comprendre la genèse, ou
la substance. Pas ou peu d’accès à la signification, au sens, si ce n’est à
travers ce que peuvent percevoir les sens, et en laisser apercevoir
l’apparence.
L’adjectif « informel »
quant à lui, qualifie d’abord « ce
qui n'est
pas
soumis
à
des
règles
strictes,
officielles » (Rey, op.cit, p. 1832) , qui n'obéit pas au
formalisme. D’usage beaucoup plus récent que son antonyme, on le retrouve dans
les contextes se rapportant au spontanéisme, à l’absence de règles précises,
jusqu’aux expériences quotidiennes indépendantes ou sans effet cumulatif,
inclassables et parfois désordonnées. Certains discours sur l’éducation
évoquent l’informel en faisant référence aux multiples et divers enseignements
et apprentissages tirés des échanges entre des histoires et des géographies
individuelles ou collectives, des échanges non programmés, imprévus, et qui ne
suivent pas les codes, rituels et règles procédurales, habituellement requises.
Pour résumer, à l’aide d’un
éclairage métonymique, les approches définitoires des deux termes rendent
évidentes l’appartenance du « formel » à chronos, temps régulé et domestiqué par l’homo faber et economicus, et celle de « l’informel », à kairos, temps unique, événementiel, de
l’imprévu de la poétique, de la surprise et du frisson.
3.
Approche conceptuelle
3.1.Formalisme
scolaire et instruction
L’école majoritaire, publique ou privée, inscrit ses logiques de
fonctionnement et ses régulations évaluatives et prospectives dans des formes
spatio-temporelles formelles, au sens organisationnel du terme, orchestrés que
sont ses différents pôles d’activité, dans un cadre institutionnel et par des
dispositifs.[1]
L’école n’a pas échappé à « la transformation de la nature et des
modalités de la quantification de l’action publique » (Ogien, 2010,
p.24) : les activités scolaires ont été progressivement assujetties à
l’évaluation et au contrôle de leur efficacité, par la mesure du
résultat ; un glissement qui tient à l’introduction du souci de la
performance dans l’action publique, qui caractérise entre autre la politique de
« gouvernance au résultat » et justifie d’insuffler une
« culture du résultat » dans la sphère publique sur le modèle des
règles régissant la sphère privée (Ibid,
p.23 -24).
Un des signes
majeurs et à la fois très simple de la conquête de l’école par le cadre formel,
est le grand bénéfice qu’elle fait de l’invention des chiffres ordinaux ! Ceci
s’opère schématiquement en deux dimensions :
- Classement
des individus dans des « ordonnées » qui parcourent l’histoire
scolaire dans les formes les plus épurées de l’alignement par niveau, selon des
référentiels et à travers une notation qui se donne à voir et à penser comme
une mesure équitable des talents et des mérites. Classement qui fait fi le plus
souvent de la complexité des postures et des aspirations,
en se réfugiant
derrière l’impossible traduction des trajectoires personnelles, investissements
et contextes, et de la nécessaire neutralité formelle et déontologique.
- Cet
ordonnancement systématique est aussi l’importance attachée à un autre
formalisme, celui du classement sur l’abscisse hebdomadaire, mensuel ou
annuel, de la promotion, de la classe,
par la réponse donnée aux résultats tangibles et observables des
« apprentissages ».
La santé
scolaire de l’élève (où est passé l’enfant ?) se donne à voir en courbe
plus ou moins hésitante entre les deux axes orientés et perpendiculaires. Et il
est attribué à l’enfant des qualités et des faiblesses en fonction de ce
« positionnement géométrique ». Le procédé se couvre des parures de
la véracité, de la neutralité et de l’incontestabilité (trois propriétés attribuées aux chiffres
par les individus selon Ogien, op.cit.,
p.22), ceci aboutissant à une sélection qui s’opère par l’évaluation, souvent
sommative, qui juge, discrimine, c'est-à-dire range et organise, récompense ou
condamne. Ce n’est pas un faible mérite de la psychologie que de nous avoir
appris que l'accès à l'identité passe par la reconnaissance de/par l'autre. Cet
autre qui fait face à l’élève est enseignant. Or cet enseignant ne fait plus
seulement signe (insignare), mais
professe, promet et engage sa parole, devant d’aphones alumni (A-lumen > alumni : non éclairés, dans
l’obscurité). En position de
domination, il peut faire et défaire des histoires qui ne se construiront
parfois uniquement dans la dépendance à une déqualification précoce, et souvent
définitive. Seuls ceux dont le caractère et les éléments de vie extérieurs à
l'école leur permettent de résister, peuvent échapper à cet
ordonnancement ordinaire et dé-mobilisant.
3.2.Enseignement
et mystagogie
Enseigner, insignare, c'est, en
effet, faire signe. Il y a deux façons de faire signe, la première toute de
formalisme bien tempéré, qui réfère le signe à un contenu, des étapes à
franchir et des attendus, et propose du « prêt à apprendre », puis
évalue ce qui a été conservé pour être reproduit. L’enseignement progresse en
suivant des référentiels, des programmes et des évaluations, tout en se
soumettant aux règles d’examens, de réussite et de qualification, garants de la
pertinence de l'enseignement et de la compétence de l'enseignant. Ce procédé
s'apparente à la mystagogie. La mystagogie, désigne une intention didactique
qui cherche à conduire progressivement les élèves dans les arcanes du savoir,
en étapes successives, marquées par des rituels d’intronisation[2]
et de qualification. La découverte par le myste (élève) est subordonnée à
l’application disciplinée de consignes se donnant à voir comme les seuls moyens
de pénétrer les espaces inconnus des connaissances à acquérir pour être admis
comme initié.
Dans
l’antiquité, et jusque dans l’église catholique des premiers siècles, la
mystagogie relevait ainsi d’un processus d’initiation introduisant aux
mystères, dont le secret était progressivement dévoilé à de jeunes néophytes,
qui devenaient des initiés, pour gravir les échelons vers
la connaissance. Cette didactique pratiquée par les adeptes de certaines
sectes, en méditerranée, Grèce en particulier (Eleusis), était destinée “aux
gens naturellement capables de se laisser conduire” qui se distinguaient des
ignorants (St-Germain, 2006, p.313).
Cette population choisie se donnait pour ambition d’avancer dans les
mystères, de connaître les origines -mythes-, et les fondements de la vie
-divinités-, pour agir, se saisir d’un pouvoir sur le quotidien, en appartenant
à un groupe, réseau devenant décisionnel dans la cité.
Il existe une
autre façon de faire signe, et ceci à travers la mise place d’une relation
pédagogique. La pédagogie, accompagnement en Grèce antique d’un
enfant mâle par un esclave choisi par le maître, à la skolè,
ou chez les différents maîtres à se cultiver, peut être définie aujourd’hui
comme « une tentative d'articulation dialectique et mutuelle des théories et
des pratiques entre celui qui dit les savoirs déjà acquis et vérifiés, et celui
qui apprend à les apprivoiser à partir d'une histoire personnelle et
collective, qu'il reconnait, et dont il va questionner la valeur heuristique.
Ce dernier est ainsi au centre du processus, le pédagogue se faisant serviteur
d’une progression à la mesure des possibles et des contextes occupés par celui
qu’il accompagne dans la découverte et le questionnement. L’accompagné, enfant
ou adulte, s’inscrit donc comme sujet/objet du processus, dans une temporalité
dont il peut construire l’ad-venir en s’appuyant sur son expérience, pour la
dépasser » (Vieille-Grosjean & Weisser, 2013 : p.126).
Nous approchons ici de l’idée d’informel,
puisque le transmetteur ne peut qu’engager sa foi dans l’acte de transmettre,
et espérer la réception de son message. S’adressant à un autre sujet auquel il pense pouvoir
donner et duquel il espère un retour, comme sujet de faire, ou de défaire, il n’a ni garantie, ni prétention, tout en occupant un
espace qui idéalement pourrait être celui du don et du contre-don. En outre, cette
transmission pourrait être liée à la conquête progressive d’une autonomie dans l’acquisition des
connaissances, ou des savoirs, par le disciple, ou le destinataire du message. Et ce sont d’imprévisibles chemins qui
sont empruntés, ou plutôt en construction. En effet, si transmettre c’est d’abord
faire passer sur l’autre rive, comme le disait César[3],
il n’est rien d’assuré, ni le gué, ni la rive, ni le courant, ni l’arrivée.
L’informel est alors au centre de cet acte de transmission, dans le pari et le
défi, la tentative, la réussite ou l’abandon, qui ne peuvent être programmés,
prévus et organisés. Et cela revient à ce que pourrait être un des enjeux de
l’acte pédagogique.
3.3.Formel/informel :
entre performance et compétence
L’opposition
entre performance et compétence
(Chomsky, 1965) permet d’approfondir encore la
distinction entre formel et informel. Le terme de “performance”, originaire du monde
des courses, et des chevaux, renvoie dans la langue anglaise au verbe to perform, au théâtre et à la
performance de la représentation théâtrale. En français et en latin, il
représente avec brio le formalisme de la programmation, du calcul et de la prévision.
Etre dans la performance, c’est être dans la recherche de la progression, et
donc de la limite également, comme l’étaient les initiés franchissant peu à peu
tous les degrés, dans la tension continue à se rapprocher du maître. Mystagogie
fondée et appuyée sur le mimétisme et l’imitation.
Le terme de
“compétence” est tout entier dans la complexité de l’acte, et de l’action, dont
l’intérêt, l’utilité et la pertinence sont vérifiés a posteriori, et dont l’essence échappe souvent aux règles
prescrites et aux attendus. Evoquer les compétences et non les dons, les
aptitudes ou le mérite, c’est faire entendre que ce dont on parle peut être
regardé comme convenant et non convenu, et permet d’autres et surprenants
résultats. Entre autorité et pouvoir, la compétence est à la confluence de
différents savoirs théoriques, et de savoirs pratiques (Le Boterf, 2000).
- Formalisme et réductionnisme universitaire
Ce retour à ces deux notions autorise le
constat suivant : le système éducatif s’est emparé de la question
pédagogique, en la réduisant à ce dont il avait besoin pour se faire
reconnaître, une didactique et une mystagogie : capacité à s’entourer
d’outils et de moyens pour rendre plus attirants savoirs pratiques et
théoriques, et distillation progressive et ritualisée des connaissances et
performances. Mais il lui faut continuellement légitimer la sélection de son
public et les orientations vers lesquelles il le dirige. Il nous revient ici de
questionner plus particulièrement la partie la plus haute du système, qui sert
de modèle éponyme aux autres, l'université, sur sa prétention à orienter et
diriger ses enseignements et ses recherches en s'autorisant d'une légitimité
auto-suffisante, par le choix de son public et la polarisation sur la dimension
référée au formalisme de l'institutionnalisation. En prenant pour acquis
l'excellence de ses postulats et une pertinence épistémologique, le discours
universitaire ne peut se dire qu'en sélectionnant ses auditeurs et ses
lecteurs, sur la base d'une terminologie et d'un appareillage méthodologique
suffisamment abscons, pour qu'ils ne soient compréhensibles que par les seuls
héritiers de leur logique et de leur entendement : on appelle ce procédé,
ou les processus qu’il initie et suppose, et cela depuis très longtemps, la
mystagogie.
Il s'agit alors de se tourner vers une autre préhension, et percevoir par
le milieu, dépouiller la Science de son « S » majuscule et se sentir
moins minuscule. « Raconter » et non pas « démontrer »,
« écrire » et non pas « décrire », « expliciter » et non pas
« expliquer ». Il sera donc question ici d'un renouvellement
épistémique qui invite à se saisir d'une dimension interactive de la
construction scientifique, dans les espaces informels de ses expressions et de
ses acceptions, entre apprentissages et transmissions.
- L’émergence de l’informel : le sujet apprenant
Il est ici question de repenser les
modalités d’un apprentissage propre à favoriser la construction d’une
autonomisation des personnes. Un premier contexte s'impose comme élément moteur
de la dynamique d'apprendre, celui qui
permet de développer un renforcement des rapports humains. Il s’agit
donc de réinterroger l’acte de transmission dans toute sa richesse et sa
complexité, et de l’inscrire dans un environnement comme un fait global, et non
particulier. Ceci tout d’abord pour tenter de mesurer la place prise par le sujet,
c'est-à-dire laissée ou offerte à l'endonomie, entre hétéronomie et autonomie.
Parler d’espaces éducatifs
renvoie en effet à la notion de distance, en particulier, à celle existante
entre « ce qu'on demande et ce que ça demande » (Schwartz, 1997)
et dans cette perspective, mystagogie et pédagogie constituent bien deux
éthiques de la relation qu'il convient de réinterroger. Si nous tournons le dos
à la pratique la plus consensuelle et la plus fréquente dans l’enseignement,
celle qui relève de la mystagogie, pour accepter le défi de l’acte pédagogique,
nous pouvons faire un premier constat. Il existe toujours un décalage, un
hiatus, une différence peut-être de niveau ou de sens, entre ce qui est attendu
par les uns et ce qui est souhaitable pour les autres, entre ce qui est ou
serait souhaité et ce qui est réalisable. Le premier travail est alors
d’effectuer cette mesure…la mesure de la rupture existante entre le prescrit et
le possible, la copie et l’invention. On pourrait aller jusqu’à invoquer la
nécessité d’un changement de paradigme, dans la mesure où ce sont les modèles
instituants et gestionnaires d’actes et de comportements qui doivent être
redécouverts et inventés. Et ceci tout particulièrement en éducation. Il ne
peut s’agir de reprendre des solutions utilisées par ailleurs et auparavant,
même si elles ont pu faire montre, en leur temps et lieu d’exercice, d’une
pertinence avérée.
5.1. Du formalisme scolaire à l’informel
expérientiel
A ce stade du questionnement, il semble que ceux qui se disent
pédagogues, éducateurs ou formateurs, urbains et ruraux, ont une responsabilité, celle d'engager leur public, à travers une
utilisation avertie des héritages et des savoirs, à construire leur propre et
spécifique identité, dans le respect curieux et intéressé des autres
expériences et des autres vécus : attitudes qui laissent augurer pour l'entreprise qui se revendique
comme éducative, de ne pas se laisser piéger par les représentations dominantes
qui confondent autorité du pédagogue et pouvoir conféré par les savoirs. Postures évitant
aux acteurs de se laisser enfermer dans des attitudes, comportements et
jugements qui participent de la mise en place d'un processus contraire, celui
de la sélection et de la discrimination.
Qui éduque, protège et nourrit, qui
discrimine, écarte et détruit. Les deux termes ont des valeurs antinomiques et
ne peuvent se situer que dans des champs sémantiques et déontologiques opposés.
Or de ces deux notions, une seule appartient ou devrait appartenir aux discours
sur la pédagogie, parce qu'elle en est la cause première, l'explication et la
finalité. L'autre fait état d’une option différente, qui s’apparente à la
mystagogie, parce qu'elle se pose la plupart du temps comme une de ses
matérialisations la plus évidente et la plus indispensable, inhérente au
processus de différenciation, d'individuation, de progrès, d'avancée, et donc
de sélection et de classification. Or de nombreux professionnels qui se
réclament de l’éducation, reprennent à
leur compte les valeurs transmises par plusieurs générations de scolariseurs,
et, pensant faire de la pédagogie, en sont en fait réduits à ce qu’autorise
sélection et discrimination, une pratique mystagogique.
Les termes de discrimination et mystagogie
participent de la mise en place de moyens, instruments ou artéfacts référés à
un but à atteindre, connaissance pratique, technique ou théorique. Education et pédagogie se nourrissent quant à elles de l'expérience du sujet
auquel on s'adresse. Et l’expérience ici convoquée n’est pas accumulation ou
réservoir. Elle est retour sur les faits et les actes, permettant à celui qui
l’exécute de les atteindre avec ce qu’il faut à la fois de distance et de
« déjà vu » pour les intercepter et les interpeller. Elle est
comparaison et comparution, en regard d’autres pratiques et d’autres opinions,
de ce qui a été et peut évoluer, ou se transformer : elle est servante de
l’expérimentation. Elle participe, à travers la pédagogie qu’elle met en œuvre,
de la relation éducative.
5.2.On
apprend toujours plus que ce qui est transmis.
La question se pose des modalités de la
traversée, autrement dit, de la manière
dont s’effectue le passage entre ce qui est transmis et ce qui est appris,
c’est-à-dire réinvesti (Vieille-Grosjean, 2009). Ainsi, on ne peut pas
apprendre hors de sa propre expérience et on ne peut pas apprendre que de sa
propre expérience. Il y a donc nécessité pour celui qui transmet de s’appuyer
sur ce qui constitue le contexte identitaire et formateur de l’apprenant, et
pour celui qui apprend de s’appuyer sur ce qu’il sait pour le remettre en
question et le confronter à ce qui lui est transmis. Le postulat est que le
processus d’acquisition ne s’inscrit pas seulement dans un contexte de zone
proximale de développement (Vygotski, 1997) et/ou de réciprocité apprenante (Labelle,
1998). Sa réalisation et son aboutissement supposent en effet pour chacun des
acteurs de la relation la prise en compte de trois facteurs majeurs, une
contextualisation qui prend une valeur anamnésique, une démarche métanoétique
qui permet à l’un et l’autre des partenaires de la relation de dépasser les
peurs et les refus, et une construction autopoïétique chaque fois remise en
chantier. Ce mouvement triadique « anamnèse-metanoia-autopoïèse »
éclaire métaphoriquement la démarche d’un sujet qui se souvient,
« sur-vient » et se transforme.
5.3.Informel,
émergence du sujet … et confrontation
On pourrait en effet envisager cette
activité comme relevant d’abord d’une triangulation, ou plutôt une triade, dont
les axes serviraient à spécifier les
conditions de l’émergence du sujet, dans l’informel d’une dynamique
combinatoire entre passé, présent et avenir :
- anamnèse,
prise en compte du discours sur soi, et recherche de l'avant convoqué comme
base expérientielle et identitaire. Anamnèse : « Connais toi toi-même
et tu connaîtras le monde et les dieux » (maxime inscrite au seuil du
Temple de Delphes, IVe s. avant JC) parce que sont reliées et interdépendantes
connaissances et compréhension, de soi et des autres, dans le partage qu’elles
annoncent entre sens et « non-sens », voire aporie ou « sens
interdit ». C’est ainsi qu’en dernière analyse, connaissance et
re-connaissance interpellent la frontière entre science et non-science,
universalité et singularité.
-
métanoia, renversement, qui revisite
et se retourne sur les forces et faiblesses identifiées, connaissances
acquises, représentations et croyances, pour les dépasser en les intégrant tout
autant comme limites que potentialités : se pardonner de ne pas savoir, et
donc se redonner la possibilité de découvrir, après être revenu sur les bien
entendus et les malentendus.
-
et autopoièse, auto-construction dans une perspective philosophique et tout
autant praxéologique, entre tension, intention et attention (Vieille-Grosjean, 2004).
En effet, apprendre c’est d’abord s’étonner, et « s'étonner, la
philosophie n'a pas d'autre origine » déclare Socrate à un de ses disciples[4].
S'étonner se dit thaumazein,
s’étonner devant l'étrangeté d'un phénomène, mais qui, au lieu
d'imposer le sentiment du divin, par le mythe, le propose à l'esprit en forme
de question, ou de problème. « Qui veut penser grandement doit
errer grandement » disait Heidegger. L'insolite ne fascine
plus, il mobilise l'intelligence. « La pensée est suscitée par
l’étonnement, état d’innocence propre à concevoir et sentir, et par
l'admiration, c’est-à-dire l’interrogation active des images observées,
des hommes rencontrés, des événements vécus » (Guitton, 1946). Arrachée au secret, la
théoria se
prête à critique et à controverse, et la pensée n'a pas d'autre objet que ce qui lui appartient en
propre parce qu’elle l’a conquis, le
logos, l'intelligible.
Ce processus de
subjectivation, de personnalisation, et d’appropriation, de
transformation du rapport au savoir, est à contextualiser dans
une pratique sociale « destinée » autant que « située »,
dans l’écriture par exemple, « expérience d’une liberté qui fait appel à
autrui pour exister comme telle »
(Sartre, 1948). A travers elle, une pédagogie de l’informel inviterait à prendre
la plume comme on prend la parole, se donner le temps d’apprivoiser les mots,
s’autoriser à faire du sens et construire des savoirs nouveaux à la fois dans
la complexité et la simplicité.
Il paraît donc indispensable que soit
mises en avant et gérées dans l'espace scolaire et universitaire, les formes de
l'expressivité (Jakobson, 1963)[5]
des élèves dans la subjectivité de leurs discours, et dans le même temps,
l'émergence d'une expression collective qui donnera sens aux contenus et aux
situations. Il convient d’aborder la notion d'émergence (Morin, 2005), qui
renvoie à "l’incidence du collectif sur la manière dont les savoirs sont
appréhendés" (Udressy, 2010), et donc aux stratégies comportementales et
d'expressivité employées par le collectif dans l’acte d'apprendre. Cette
configuration qui met en avant à la fois les stratégies individuelles et
collectives, dans les temps et lieux de l’apprentissage, ne peut s’envisager
que dans le dés-ordre de l’informel, ou encore le surgissement de l’imaginaire dans
l’inattendu de la conjugaison des intelligences. Il est alors nécessaire de
nous intéresser au statut et aux postures prises par l’apprenant, qui occupe à
sa mesure et selon son entendement, les lieux de l’apprentissage et de la
transmission.
6.
Statut(s) de l’apprenant : apprenti-sage ?
L’apprenant habite l’espace éducatif. Si
les individus établissent des relations signifiantes avec les lieux (Bachelard,
1995), saisir les modalités selon lesquelles les apprenants construisent ces
relations peut avoir une valeur heuristique. Que ces rapports relèvent du
symbolique ou du pragmatisme, ils sont constitutifs de l’identité de leurs
auteurs. Dans le cadre de l'espace éducatif, différentes positions
sont possibles du côté de l'apprenant, qui disent la perception du possible
dans le processus d'appropriation de cet espace, l'intérêt porté au discours de
présentation des connaissances et des moyens nécessaires à leur maîtrise, et
l'intégration plus ou moins forte aux modèles et parcours annoncés.
6.1.
Variations des postures : de « je me censure à je me sens sûr »
Ces différentes postures renvoient à
différentes formes positionnelles prises ou adoptées par un individu en face
d'un contexte relationnel vécu. Pouvons-nous dire alors que ces postures
expriment différents statuts?
- Le mutisme tout d'abord, qui renvoie au statut d'infans (sans parole), partagé par tous les individus placés dans des situations qui ne leur donnent pas ou peu la parole, enfants en classe, jeune enfant dont les essais de "se faire entendre ou se faire comprendre" ne sont pas à la mesure des capacités d’écoute et de compréhension de ses interlocuteurs, parents par exemple qui n'interprètent pas ce qu'il a à dire, dans la mesure où le codage, les formes et les logiques d'interpellation employées ne font pas sens pour eux, ou ne correspondent pas à ce qu'il peuvent entendre. L'intelligence énoncée ne peut donc "faire ses preuves". Elle est renvoyée à une absence.
- La locution, posture qui participe du dicible, et suppose une possibilité d'expressivité, réduite généralement à des espaces d'accommodation aux prescriptions formelles et inscrites comme devant permettre que soit respectée la règle du jeu du "dire admis" ou admissible : occupation d'un espace à apprivoiser selon les critères de domestication imposé par un dispositif, se donnant comme légitime et instituant.
- Quant à l'oration, elle s'inscrirait plutôt dans l'acte performatif, et pourrait être référée à la fonction conative du langage (Jakobson), comme discours adressé à une réception dont on attend qu'elle prenne en compte l'énonciation, en mesure l'intérêt, et provoque un rapprochement ou une adhésion.
- La décision enfin, qui est d'abord 'accès à la disputatio, discussion, concernant l'offre de connaissance, et possibilité d'une traversée vers l'autre rive, garante d’un investissement et d'une découverte. Nous atteignons ici l'aboutissement de la relation pédagogique, qui permet que soit inscrite en pertinence une auto-construction du sujet apprenant.
6.2
apprendre, c’est rendre.
Ces quatre stades posturaux donnent
quelques repères qui peuvent s'appliquer au processus relevant de
l'apprentissage. Passer du mutisme de l'agnosie réelle ou supposée, à l'acte,
comme sujet de faire, renvoie en effet à l'apprendre, qui permet de passer du don reçu au contre-don (Mauss) et
rendre, redonner plus que ce qui a été transmis. En
dernière étape, vient la négociation, en
auto-construction dans le recours au "déjà là" sur l'axe de la
temporalité, c'est à dire l'utilisation des acquis, dans une conjugaison
déclinante et distanciée. Passer du "je ne sais pas" à "je me
sers dans/de ce qui m'a été donné", et "je peux le faire",
n'est-ce pas se donner les moyens de lire et lier, intelligere ?
Enfin, autre posture, et autre statut, apprendre par enthousiasme, par envie, et,
pour plagier Voltaire, parce que « rien ne se fait de bien, ou de
beau sans enthousiasme ». Enthousiasme, qui est appel au sens, à
l’émotion, contre apprentissage intrusif
ou défensif, agressif ou passif, ou délégué à la note, au classement…
Transmettre retrouve ainsi sa première
et unique fonction : redonner l’appris, comme semence et comme possible,
retrouver dans l’acte du dire, ou de l’écriture, cette espérance folle que la
livraison conviendra à d’autres, qui se l’approprieront et s’en nourriront, sans
être rassasiés, et que chaque apprenant pourra quitter les lieux, partir pour
s'instruire encore, tel Arlequin (Serres, 1992), et ailleurs, c’est-à-dire se
former, se reformer, se réformer.
Et transmettre s’achèvera sur une
inconnue, une frustration, un impossible retour, sans pouvoir dire à demain, un
lendemain qui défera les anciennes traces d’un passage vite effacé par l’oubli,
en sables mouvants et léchés par les vagues et d’autres éclairages, et d’autres
labilités.
Conclusion
Cette
nouvelle culture de l’apprendre, dont la forme dessine les contours de
l’économie de la connaissance et de la société cognitive, implique le passage
d’un paradigme encyclopédique à un paradigme pragmatique (Resweber, 2000). En effet, pour aller plus loin dans
l’analyse, il pourrait être question d’explorer comment les savoirs sont
l’expression d’un sujet qui perçoit son être-au-monde et décide de l’habiter.
Il peut également s’agir de questionner plus globalement le système de
scolarisation formel, de la maternelle à l'université. Nous en avons dit
l’aspect réductionniste et sélectif de l’enfermement sous couvert d’une
prétendue excellence, qui l’autorise à prendre le pouvoir sur un savoir qu’il
est le seul à contrôler et à légitimer. Feyerabend (1979) prend à parti cette
posture, en la décrivant comme volontairement éloignée du masque qu'elle se
donne, la pédagogie. « Nous voyons ici combien il est important d’apprendre à
parler par énigme, et quel effet désastreux le désir d’une clarté immédiate
peut avoir sur notre compréhension »[6].
Nous sommes ainsi dans cet espace supposé précédemment comme étant celui de la
mystagogie. Avec la même dérision, Maurice Blanchot interpelle lui aussi le
discours universitaire « La réponse est le malheur de la question »[7].
Il convient alors bien
plutôt d'ouvrir la logique de scolarisation à un champ multidimensionnel
permettant l'émergence des histoires singulières, et collectives (anamnèse) et
d'inverser la perspective (métanoïa). Il n'est point d'expression scientifique,
aussi heuristique puisse-t-elle être, qui rende compte totalement de la
complexité des faits et des choses, des situations et des postures, et la
science n'a d'autre espace pour se dire et questionner le monde, au sein de
l'université, que d'entrer dans une forme accessible aux seuls initiés. Il est
donc utile de se laisser surprendre à l’intérieur même des dispositifs, des
méthodologies et des épistémologies, par l’inattendu, l’imprévisible des
savoirs qui s’auto-construisent (autopoïèse) dans l’informel au rythme des
rencontres et des expériences du sujet.
A
ce propos, Jeremy Rifkin appelle à se tourner vers l’aujourd’hui d’une
génération transformatrice du rapport à la connaissance, et à
l’apprentissage : « de nouveaux modèles d’enseignement cherchant à
transformer l’éducation conçue comme un parcours concurrentiel en une
expérience d’apprentissage fondée sur la coopération et l’empathie se
développent, les écoles et les universités cherchant à atteindre une génération
qui a grandi avec l’internet et est habituée aux relations au sein de réseaux
sociaux ouverts dans lesquels l’information n’est pas accaparée mais mise en
commun. Le présupposé traditionnel selon lequel « savoir = pouvoir » et l’idée
que les connaissances doivent être utilisées dans un but de gain personnel sont
remplacés par l’idée que le savoir est l’expression d’une responsabilité
commune à l’égard du bien-être collectif de l’humanité et de la planète entière »
(Rifkin, 2013, p.6). Cette assertion, partagée, permettrait de retrouver la
valeur pédagogique des appels à l’informel, et reconnaître la qualité
heuristique de leur contenu jusqu’à une modélisation pédagogique centrée sur le
relationnel et l’intelligence collective. S’inspirer du modèle de l’informel en
plaçant la relation humaine au cœur de la dynamique pédagogique est en effet porteur
de grandes espérances pour tous les individus qui considèrent l’école comme un
lieu de jonction possible entre territoires formels et informels. Ainsi, constatant
l’influence dominante et la responsabilité de la scolarisation dans les
parcours individuels, ils pourraient se donner les moyens de défis collectifs
pariant sur la complémentarité formel-informel et ne plus en faire des formes
antinomiques d’apprentissages, pour valider les unes, scolaires et
formelles, et se refuser à tenir compte de celles plus éclatées, des contextes
du dehors.
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VYGOTSKI L.., Pensée et Langage,
Paris : éditions La Dispute, 1997.
[1] Le sens conféré à
ce mot repose sur la définition faite par Agamben, à savoir : « J’appelle
dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de
capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et
d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres
vivants. » (Agamben 2007, p. 31.)
[2] L’analyse des
rites d’A. Van Gennep décrit les
principaux changements comme s'opérant par un passage spécial du monde
profane au monde sacré (Van
Gennep, A., 1981).
[3] Transmittere : César,
J., La guerre des Gaules , trad. œuvres complètes, Paris, Collection
Nisard 1865,
[4] Platon, dialogue « Le
Théétète », 155d .
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